Si les agents du secrétariat de l’Icomos international construisent et consolident des connexions avec des spécialistes et des professionnels du patrimoine, ils n’entreprennent que très peu de démarches pour accroître le nombre d’adhérents de l’organisme. Ce travail de mobilisation revient davantage aux comités nationaux. Les pratiques sont ici extrêmement diverses. Alors que le comité canadien d’Icomos ne rassemble que les initiés du patrimoine, selon les statuts et les pratiques actuelles, le comité français développe une forte politique d’ouverture. L’objectif de l’Icomos France est de « rassembler tous ceux que leur profession conduit à exercer des responsabilités (…) dans le domaine de la conservation du patrimoine » 672 . Le public visé par l’association s’est depuis quelques années élargi notamment aux collectivités territoriales, comme le rappelle cette salariée de l’Icomos France :
‘« Qui sont ces adhérents ?’ ‘C’est très varié. Bien sûr ce sont surtout des professionnels du patrimoine (architectes, urbanistes, paysagistes, etc.). Nous avons aussi des petites associations de défense du patrimoine telle que l’association de défense du Vieux Paris. (…)’ ‘Il y a aussi des collectivités locales, nous en avons une quarantaine : des petites communes, de plus grosses villes, et aussi maintenant des sivom, des communauté urbaine, etc. Ils ont besoin de conseils et pour eux, l’Icomos représente un réseau quand ils ont des problèmes de gestion de la ville, notamment pour les petites communes. » 673 ’La procédure d’inscription offre aux agents des comités nationaux une opportunité particulière pour fabriquer de nouvelles connexions avec des adhérents potentiels. En effet, si l’Icomos France ne participe pas directement à la procédure d’inscription, les activités des évaluateurs travaillant pour le compte de l’Icomos international leur permettent d’identifier les employés des villes ou les personnes fortement mobilisées au sein des collectivités territoriales puis de leur présenter, en s’inscrivant dans la poursuite des travaux de ces évaluateurs, les activités des comités nationaux et des comités scientifiques internationaux. L’inscription d’un site sur la Liste du patrimoine mondial favoriserait en effet l’ouverture de fenêtres d’opportunité, de moments au cours desquels les acteurs locaux seraient « réceptifs » 674 à l’importation de nouvelles pratiques, de nouvelles réflexions sur la gestion du patrimoine et, partant, à de possibles remises en jeu des régulations politiques entre municipalités et Etat. Françoise Pitras revient, en entretien, sur ces connexions possibles et sur les relations entre municipalités et Icomos France, d’où il ressort que ces relations demeurent complexes et changeantes :
‘« Lyon est-elle devenue membre de l’Icomos section française après l’inscription ou bien l’était-elle avant ?’ ‘Oui, elle est devenue membre après l’inscription. (…)’ ‘Pour les adhésions des collectivités locales, effectivement, cela va du petit village à la grande ville, ce sont toutes des collectivités locales pour qui dans la gestion de la ville, la gestion du patrimoine est importante, qui adhèrent. Donc cela fait déjà un profil assez spécial. Il est évident que si c’est un petit village, les décisions sont prises en conseil municipal chaque année, parce que c’est une adhésion renouvelable, ils peuvent adhérer une année, ne plus adhérer l’année suivante, etc. C’est assez aléatoire, nous on s’en fout… Enfin on ne s’en fout pas des cotisations, mais je veux dire, on ne fait pas de prosélytisme, on n’essaie pas de récolter des adhésions… Tout est une question de temps et d’énergie chez nous. Les gens n’ont jamais le temps, nous n’avons pas le temps, donc dès que quelqu’un… pour les petits villages c’est assez simple, mais pour les grandes villes, il faut que quelqu’un dans les services techniques de la ville ou dans les élus comprenne que c’est important pour la ville d’adhérer à l’Icomos, trouvent les arguments et arrivent à convaincre l’équipe municipale, parce que c’est elle qui vote. Donc à Lyon, c’est B. Delas, à Carcassonne, c’est le directeur de l’urbanisme. Nous avons une personne ressource dans chaque ville et nous préférons que ce ne soit pas un élu, parce que les élus changent à chaque élection et nous n’avons pas le temps… Le temps que nous ayons créé des liens, des relations, ils sont partis ; tandis que les services techniques, c’est plus pratique, parce que c’est toujours la même personne et même quand elle change, la personne réessaiera d’impliquer la ville et expliquera tout ce que nous avons déjà fait. Or s’il n’y a personne, bon cela ne leur dit rien : ils s’en foutent. » 675 ’Les connexions que les permanents de l’Icomos France cherchent ici à construire ne s’adressent pas à n’importe quelles catégories d’acteurs. Leurs expériences de collaboration avec des collectivités locales les incitent à sensibiliser, voire enrôler, des employés de ces entités administratives. Ils seraient plus « sensibilisés » 676 aux problématiques du patrimoine et moins souvent amenés à changer de poste. Les récentes démarches des deux permanents de l’Icomos France pour mobiliser au sein de leurs groupes de travail des agents des municipalités dont un site figure sur la Liste du patrimoine mondial participent d’une logique d’enrôlement de ces acteurs :
‘« Ensuite, il y a des liens très particuliers entre ces gens-là, c’est-à-dire la ou les personnes ressources et la section française de l’Icomos : dès qu’ils ont un problème, ils nous appellent pour savoir, etc. et nous dès que nous avons besoin nous les appelons, par exemple dans nos liens avec le réseau international si nous devons recevoir les gens de je ne sais quel comité Icomos qui viennent pour voir comment est géré tel ou tel point dans les villes en France, on les enverra plutôt à quelqu’un que nous connaissons à l’Icomos, plutôt que les envoyer à la mairie de Paris, où nous ne connaissons personne. » 677 ’Ainsi à Lyon, l’Icomos France établit, au cours de l’année 2000, des contacts avec le chargé de mission auprès de l’adjoint à la Culture de la Ville de Lyon dans le cadre de la Mission Site historique dont la création suit l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial du site historique de Lyon (voir Partie III). Le développement de connexions par les adhérents de l’Icomos France correspond, à travers une lecture en creux de leurs propos, à la volonté d’identifier des acteurs en mesure de diffuser leur savoir, leurs connaissances, des expériences, des pratiques et donc la culture transnationale. Ceci témoigne des velléités d’établir des collaborations ancrées dans un temps long et développées essentiellement à l’échelle nationale et de diffuser largement les normes internationales. Le comité français de l’Icomos tient à demeurer le relais entre ces acteurs et les membres du bureau de l’Icomos international. Son implantation au plan national, ainsi que son existence et sa légitimité face aux autres comités nationaux et aux orientations décidées par le bureau de l’Icomos international semblent devenir alors l’enjeu de la recherche de nouveaux adhérents.
Au Canada, l’implication des acteurs municipaux au sein du comité national d’Icomos est moins l’objet de stratégies particulières. Les agents de l’Icomos Canada sont à la recherche de participants qui s’impliquent dans leurs activités classiques telles que les comités spécialisés, les groupes de travail, les colloques, les publications et qui apportent des ressources plus ponctuelles, informent les autres adhérents.
‘« En fait Icomos peut avoir un rôle très important dans les provinces ou les pays où il n’y a pas d’autres associations du patrimoine. Ici pour nous il y a pas mal de choses dans le pays. Donc Icomos reste petit voire marginal et c’est très compliqué de motiver des gens pour venir… Il n’y a pas d’argent, on ne peut pas aider les gens. C’est plutôt Icomos qui aurait besoin de monde, mais c’est un cercle très fermé qui ne souhaite visiblement pas s’ouvrir, ils ne cherchent que des spécialistes, des architectes conservateur, etc. » 678 ’La répartition des prérogatives et des compétences en matière de patrimoine rend plus complexe les démarches : seule la municipalité de Québec bénéficie, pour le moment au Canada, de compétence et de moyens d’action directs sur son patrimoine. Par ailleurs, le Canada comme les Etats-Unis voient se développer depuis le milieu des années 1980 nombre d’organisations et de fondations dont l’objet est la protection et la valorisation du patrimoine. L’Icomos Canada est donc amplement concurrencé sur son propre domaine d’action par des organismes disposant de ressources, notamment financières, beaucoup plus importantes 679 .
Il ne s’agit pas finalement, dans les cas français et canadien, de « stratégie volontaristes d’enrôlement » 680 des acteurs municipaux, les démarches demeurant encore très parcellaires. Les clivages et les tensions perceptibles relèvent essentiellement de différences des pratiques et de cultures administratives nationales. A celles-ci s’ajoutent les conflits et les concurrences entre comités nationaux, la course à la présidence de l’organisme international et, plus encore, les propos de dénigrement de certains évaluateurs ou des choix de certains comités nationaux en sont les principaux indicateurs 681 . Reste que ces ambitions de recruter de nouveaux adhérents témoignent du contexte général auquel les Lyonnais et les Québécois se confrontent le temps de la procédure d’inscription : celui-ci est largement déterminé par des enjeux et des débats scientifiques qui traversent l’espace transnational de circulation. Ainsi en répondant à l’offre internationale que constitue, selon eux, la Liste du patrimoine mondial, les acteurs lyonnais et québécois se confrontent aux interprétations et aux représentations internationales du patrimoine et du patrimoine mondial. Certains d’entre eux sont alors sollicités pour prendre part à des activités scientifiques nationales ou internationales. Plus largement, ils prennent connaissance de l’action plus globale dans laquelle s’insère la fabrique de la Liste du patrimoine mondial.
La procédure d’inscription facilite des connexions et des circulations entre adhérents de l’Icomos international au-delà donc des frontières nationales. L’analyse qui précède montre alors que certains acteurs de scènes locales peuvent tenter d’infléchir le processus de décision des nouvelles inscriptions par l’intermédiaire de l’association transnationale réunissant des savants du patrimoine mondial, constituant finalement un « entre monde » 682 . Les théories sur la protection et la valorisation du patrimoine diffusées par l’Icomos international apparaissent ici très pragmatiques : il ne s’agit pas d’imposer ou d’exporter des normes et des pratiques toutes faites, mais bien de les construire progressivement et en partenariat avec des scènes locales ou nationales, via les adhérents des comités nationaux d’Icomos ou encore en impliquant des acteurs locaux qui sont progressivement formés aux théories internationales. La procédure d’évaluation constitue alors un moment important pour les comités nationaux d’Icomos : ils sont à même de repérer des acteurs locaux et de les coopter. Le flou entretenu au sein de l’organisme permet en outre des appropriations multiples. Les circulations et les pratiques internes à l’Icomos international et à sa structuration en comités nationaux engendrent ainsi des transferts d’informations, de connaissances, de pratiques et de répertoires d’action collective. Ces circulations d’adhérents de comités nationaux d’Icomos constituent alors des opportunités pour les élites municipales : elles trouvent en effet là un soutien et une caution scientifique à leur candidature, voire même une façon d’infléchir le processus de décision.
Les connexions réalisées au sein même de l’Icomos international, dont l’objectif initial vise à influer sur la décision du Comité du patrimoine mondial, sont loin d’être les seules tentatives et les seules opportunités des acteurs de scènes locales de peser sur le choix des nouvelles inscriptions. La mise en évidence de la politisation toujours plus importante des délégations nationales participant au Comité du patrimoine mondial invite à questionner l’action et les stratégies établies par les élus locaux au cours du processus d’évaluation et de la prise de décision.
Brochure de présentation, Icomos France, 2003.
Entretien téléphonique avec Françoise Pitras, salariée de Icomos France, 23 novembre 2003.
Entretien avec Régina Durighello, Directrice du programme patrimoine mondial – Icomos International, 19 décembre 2003.
Entretien avec Françoise Pitras, salariée de Icomos France, 5 décembre 2003.
Idem.
Idem.
Entretien avec Dinu Bumbaru, Président de Heritage Montréal, membre du comité francophone de Icomos Canada et secrétaire général de l’Icomos international, 5 mars 2004.
C’est le cas de Heritage Canada, mais aussi de l’Association for Preservation Technology (association née à Montréal et développée aujourd’hui à partir des Etats-Unis). La seconde vise essentiellement les professionnels. Leur influence sur le développement des politiques de protection du patrimoine à l’échelle nationale et sur les capacités d’action d’un organisme tel que Icomos Canada est importante.
L’expression est empruntée à Marina Serré et Frédéric Pierru dans leur analyse du rôle des organisations internationales dans la production d’idées appelées à faire consensus en matière de politique de protection maladie. Dans ce cadre, l’OCDE et la Banque mondiale développent des stratégies d’enrôlement des acteurs nationaux à travers la mise en place d’un travail de pédagogie et d’information d’une part et, d’autre part, à travers la constitution d’une « communauté épistémique internationale d’experts de la réforme de la protection maladie ». Serre (Marina), Pierru (Frédéric), « Les organisations internationales et la production d’un sens commun réformateur de la politique de protection maladie », Lien social et Politiques – RIAC, 45, 2001, p. 105-128.
Ces éléments nous sont donnés à voir à travers les entretiens menés auprès de Françoise Pitras (salariée de Icomos France, 5 décembre 2003), de Régina Durighello (Directrice du programme patrimoine mondial – Icomos International, 14 février 2001), d’Olivier Poisson (Inspecteur général des Monuments Historiques, Direction de l’architecture et du patrimoine, Ministère de la Culture, 5 janvier 2004), de Dinu Bumbaru (Président de Heritage Montréal, membre du comité francophone de Icomos Canada et secrétaire général de l’Icomos international, 5 mars 2004), de François Varin (ancien fonctionnaire de la Ville de Québec – Division du Vieux Québec, actuellement directeur de Rues Principales, 26 mars 2003) ou encore de Michel Bonnette (employé municipal (Division du Vieux Québec) lors de l’inscription de l’Arrondissement historique, 9 mars 2004).
L’expression « world in betwwen » est proposée par Daniel T. Rodgers pour qualifier un espace transnational ne se réduisant pas aux seules relations entre Etats ou entre municipalités. Voir Rodgers (Daniel T.), Atlantic Crossings…, op. cit.