Conclusion de la partie II.

L’obtention du label, marqué par l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial et correspondant à un « décret public patrimonial », est l’achèvement d’un travail politique et scientifique visant la transnationalisation du patrimoine. Ce travail est réalisé au sein d’un espace transnational spécifique identifié autour du patrimoine mondial. Ce dernier est constitué d’un agencement complexe et mouvant d’acteurs, impliquant principalement des scènes internationales, nationales et infranationales. Il correspond donc aux jeux d’acteurs et aux interactions entre ces différentes scènes. La partie II donne à voir cet espace structuré notamment autour de l’Unesco, l’Icomos international (et ses différents comités nationaux et comités scientifiques internationaux), l’Uicn, l’Iccrom, les Etats ayant ratifiés la Convention de 1972 (et leurs administrations représentatives) ainsi que des entités infranationales. Les acteurs affiliés à l’une ou plusieurs de ces scènes circulent au sein de cet espace établissant alors entre eux des interdépendances. En regardant l’espace transnational à travers la comparaison des procédures d’inscription lyonnaise et québécoise et en repérant les circulations et les actes qui leur donnent sens et corps, nous avons dévoilé que le processus de décision résulte de multiples interactions et circulations, officielles et officieuses, formelles et informelles, mobilisant des acteurs individuels et collectifs, gouvernementaux et non gouvernementaux, des acteurs aux affiliations multiples et poursuivant donc des objectifs assez distincts. Ce processus correspond donc à un travail scientifique et politique nécessitant des relations et des régulations multi-niveaux et engendrant des effets en retour sur chacune des scènes impliquées. La seconde partie montre que les acteurs affiliés à l’un des différents lieux de production du patrimoine mondial agissent de sorte à défendre le plus possible leurs intérêts sans toutefois provoquer de conflits ou accroître des tensions avec leurs partenaires.

Le travail scientifique et politique sous-tendant le processus d’inscription de nouveaux sites résulte de discussions et de débats, confrontant les savants du patrimoine mondial et des délégations étatiques, autour de deux axes. Le premier a trait à la définition même de la notion de patrimoine et à celle des normes de gestion des biens du patrimoine mondial et confrontent les différents repertoires d’action collective présents au sein de l’Icomos international. Les savants du patrimoine mondial adoptent alors quelques stratégies leur permettant d’infléchir certaines décisions du Comité du patrimoine mondial ou certaines pratiques nationales en contribuant activement à la diffusion des normes internationales et à leur intégration dans les répertoires d’action collective nationaux 770 . Autrement dit, ils créent progressivement des répertoires d’action particuliers et correspondant à leurs interprétations du patrimoine mondial et tentent de les imposer à leurs partenaires. Les savants du patrimoine et du patrimoine mondial participent ainsi à des activités scientifiques pensées et mises en œuvre au-delà des frontières étatiques. Ils contribuent à développer et à structurer, au plan international, les normes de la gestion d’un objet initialement saisi et défini par les Etats. Les débats et les discussions portent ensuite sur la traduction en « langage universel » des représentations locales ou nationales du patrimoine. L’action des savants du patrimoine mondial dans le processus de décision correspond essentiellement à l’achèvement de l’opération de traduction des représentations du patrimoine local en « langage universel ». Comme celles des régimes transnationaux, elle déborde des frontières nationales et repose sur des contacts informels. Les justifications légitimées par le Comité du patrimoine mondial sont toutefois apparues en grande partie déterminées par des enjeux politiques et des tensions interétatiques. Ces acteurs, agents de l’Unesco et représentants étatiques, participent donc également à l’opération de traduction. Le conflit d’interprétations entre scènes locales, nationales et internationales remet en cause le récit officiellement décrété lors de la production du patrimoine historique et constitue une rupture entre les représentations locales du patrimoine historique et celles du patrimoine mondial. Parallèlement au label international que les municipalités urbaines recherchaient, un nouvel objet patrimonial semble donc être créé.

Reste que les savants du patrimoine mondial exercent un rôle essentiel dans les circulations et dans la diffusion d’information au sein de l’espace transnational. Ils interviennent largement et officiellement (contrairement à l’étape précédente) au cours du processus de décision. En venant aux réunions du Comité du patrimoine mondial ou encore en prenant part à des actions de lobbying en amont de ces réunions, certains acteurs (en particulier les adhérents de l’Icomos) tentent de s’imposer comme des « traducteurs ». Ils se présentent alors comme porte-parole des élus municipaux et, en retour, s’érigent comme les garants de la bonne application des normes internationales, comme les représentants des débats, des échanges et des enjeux internationaux auprès des élites municipales. L’observation des délégations de Français et de Canadiens, présentes lors des réunions du Comité du patrimoine mondial, et la mise en évidence des diverses scènes à partir desquelles ils agissent donnent à voir l’existence de possibles vecteurs d’import-export entre les lieux d’accumulation de la connaissance sur le patrimoine mondial et les municipalités urbaines, entre des comités nationaux de l’Icomos ou encore entre des scènes nationales ou infranationales. Les activités scientifiques élaborées dans l’espace transnational résultent principalement de débats et d’enjeux scientifiques régulièrement renouvelés par les propositions d’inscription, donc par des acteurs locaux et par des adhérents de l’Icomos international.

L’espace transnational de circulation apparaît alors fortement structuré par les scènes nationales (fédérales). Les normes internationales sont en effet largement nourries des répertoires d’action collective relatifs à la protection du patrimoine et développés au sein des Etats. La structure de l’Icomos international, en maintenant les comités nationaux, favorisent la prégnance de logiques et de pratiques culturelles nationales. L’analyse précédente indique également que certains acteurs reproduisent, sur les scènes internationales, quelques-uns des enjeux nationaux autour des manières de penser le patrimoine, des repertoires d’action collective, ou des pratiques de protection. Les recours municipaux aux canaux étatiques pour peser sur le processus de décision témoignent de la prégnance des logiques étatiques et interétatiques. Mieux, l’analyse précédente montre que les enjeux et les débats politiques autour de la définition du patrimoine mondial sont aujourd’hui prégnants dans la fabrique des biens du patrimoine mondial. Ces enjeux sont d’abord liés aux velléités de représentation des Etats, des sites qu’ils abritent ou des cultures qui les caractérisent. Ils se traduisent principalement actuellement par l’évolution des stratégies de mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial de la protection des biens déjà fabriqués vers l’identification d’élements toujours plus nombreux devant figurer sur la Liste 771 . Ces enjeux interétatiques donnent une place prépondérante aux administrations étatiques qui décident finalement de (et souvent restreignent) l’accès des acteurs locaux aux activités politiques déclinées dans l’espace de circulation. Les municipalités urbaines activent, au sein de cet espace transnational et lors de l’obtention du label, deux canaux principaux pour peser sur le processus : les délégations étatiques assurant alors une inflexion politique et les comités nationaux de l’Icomos permettant d’infléchir l’évaluation savante.

En proposant une réponse à une offre internationale d’abord, puis en tentant d’influer sur le processus de décision, les acteurs locaux non seulement participent à l’une des procédures d’inscription, mais prennent également part à certaines activités politiques et scientifiques déclinées dans l’espace transnational de circulation. Ils sont alors confrontés aux enjeux et aux débats internationaux et nationaux développés autour de la notion de patrimoine mondial ainsi qu’aux représentations nationales et internationales de la « bonne gestion » des biens du patrimoine mondial. Ces acteurs apparaissent en partie dépossédés de l’action qu’ils avaient initiée. Les interactions développées au sein de l’espace transnational tendent à consolider un enjeu politique municipal autour du patrimoine mondial et à développer une « problématisation » du patrimoine mondial déterminée en grande partie par des pratiques étatiques et des logiques nationales. Mieux, elles donnent à voir aux élites urbaines l’existence d’un tel espace spécifique et la diversité des ressources qu’il offre. Quelques ambitions individuelles et collectives de participer plus largement à ces activités sont d’ores et déjà apparues au cours de l’obtention du label. De fait, les savants du patrimoine mondial facilitent la cooptation de quelques acteurs locaux, pas nécessairement des savants du patrimoine d’ailleurs, dans des activités scientifiques internationales avec comme premier objectif de renforcer la légitimité du comité national auquel ces nouveaux adhérents se joignent. Reste qu’une telle cooptation n’est pas sans conséquence au plan local : elle donne en effet à voir, aux acteurs locaux, la Liste dans son contexte plus général, celui de la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial. Elle crée alors les conditions d’une sensibilisation plus importante aux normes internationales de la gestion du patrimoine mondial. Les réponses municipales à une offre internationale, initialement établies comme des actions de rayonnement international, sont finalement intégrées dans une action scientifique et politique plus globale et dont les enjeux dépassent largement les ambitions initiales des municipalités urbaines. Cette observation invite à penser que les municipalités urbaines pourraient se saisir de la dynamique ainsi créée pour participer plus fortement aux activités scientifiques et politiques développées dans le cadre de la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial et, en s’appuyant sur certaines ressources de l’espace transnational, pour remettre en jeu ou renouveler certaines pratiques locales relatives au patrimoine. Reste alors à savoir ce qui se produit lorsque les biens du patrimoine mondial sont effectivement créés, à voir comment une ville du patrimoine mondial est gouvernée et comment les élus locaux font face aux nouveaux objets créés.

Notes
770.

C’est d’ailleurs ce que montrent Patrick Hassenteufel et Bruno Palier dans leur étude des déclinaisons de politique de protection sociale dans différents pays en lien avec les théories transnationales existantes. Ils soulignent alors que les organismes transnationaux n’imposent pas des normes aux Etats mais contribuent à la diffusion de ces normes. Hassenteufel (Patrick), Palier (Bruno), « Le social sans frontière ? Vers une analyse transnationaliste de la protection sociale », Les frontières du social : nationales, transnationales, mondiales ?, Lien social et PolitiquesRIAC, n° 45, 2001, p. 13-27.

771.

Cette évolution serait à l’œuvre à toutes les échelles et résulterait de la crise de la modernité. Voir Lamy (Yvon) (dir.), L’alchimie du patrimoine. Discours et politiques, Bordeaux, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1996 ; Rautenberg (Michel), La rupture patrimoniale, Grenoble, A la Croisée, 2003.