Troisième Partie.
Gouverner une ville labellisée Patrimoine mondial

La troisième partie de la thèse porte sur la gestion des biens du patrimoine mondial à Lyon et à Québec. En soulignant le rôle des circulations d’individus, en particulier des adhérents de l’Icomos international, dans les procédures d’inscription, comme dans la définition de ce qui fait patrimoine mondial, les analyses précédentes ont insisté sur leurs effets dans la constitution d’un intérêt des municipalités lyonnaise et québécoise pour le patrimoine mondial. L’étude de la quète et de l’obtention du label a souligné, en donnant à voir l’existence d’un espace transnational spécifique autour du patrimoine mondial, la pluralité de centres de production des biens du patrimoine mondial, la prégnance de pratiques et de logiques étatiques dans la fabrique du patrimoine mondial, ainsi que l’importance de la participation d’acteurs locaux dans le travail politique sous-tendant la procédure d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial, y compris au sein de scènes nationales et internationales. Les circulations présidant à la fabrique de nouveaux biens du patrimoine mondial produisent des rapports de force, des dominations qui, selon nous, structurent durablement la manière dont sont pensés les biens du patrimoine mondial et leurs inscriptions sur la Liste. Si ces dernières sont d’abord saisies et présentées par les élites municipales comme des dons de l’Unesco, masquant alors le travail politique à l’œuvre lors des procédures d’inscription et réduisant ces interactions à des actes très ponctuels, nous considérons, au contraire, ces circulations et ces interactions avec d’autres scènes comme autant de moments et d’échanges engendrant des effets en retour et plaçant les différents acteurs dans des situations d’interdépendance. Il est alors nécessaire de « tenir compte dans l’analyse de toute l’épaisseur des liens interpersonnels qui sortent renforcés de ce voyage de choses entre personnes. Car il ne s’agit plus d’une interaction ponctuelle ni d’une interaction incomplète mais d’une suite d’interactions entre des personnes reliées les unes aux autres par le souvenir de ces interactions passées que sont les choses transférées » 772 . Dès lors, la question de l’existence de nouvelles interdépendances entre scènes au sein de cet espace et, en particulier, celle du positionnement des acteurs locaux à l’égard d’acteurs impliqués de longue date dans la mise en œuvre d’une activité internationale se posent. Il s’agit donc de savoir comment une ville labellisée patrimoine mondial est gouvernée. En observant les effets en retour des circulations sur les scènes locales, en étudiant les discours locaux donnant corps aux inscriptions sur la Liste et les actions entreprises par chacune des municipalités, la présente partie cherche à déterminer comment ces circulations et leurs effets en retour peuvent devenir une ressource ou une contrainte dans le positionnement concurrentiel des villes et dans leurs modes de gouvernement.

Les travaux de recherche portant sur la gouvernance multi-niveaux 773 et ceux portant sur la gouvernance urbaine indiquent qu’une ouverture du jeu politique s’effectuerait depuis quelques années, offrant des opportunités aux collectivités locales et régionales pour prendre part à des actions communes, rechercher des ressources ou des soutiens, etc. S’intéressant aux villes européennes dans le cadre de l’Union Européenne, Patrick Le Galès conclut ainsi que les « autorités locales et régionales [pourraient] faire appel de décisions de l’Etat via la Cour de justice européenne, organiser un lobbying à Bruxelles pour influencer décisions et politiques, obtenir des ressources, de l’expertise indépendamment de l’Etat, développer des relations transnationales horizontales avec d’autres autorités locales, s’imbriquer dans des réseaux divers pour telle ou telle politique, revendiquer la représentation et la défense des intérêts de leurs citoyens, remettre en cause l’intérêt général formulé par l’Etat. Dans le schéma d’institutionnalisation présenté plus haut, plus l’Union Européenne s’institutionnalise, plus les acteurs tendent à réagir et à s’organiser pour contester, défendre leurs intérêts et, ce faisant, contribuer à la production de nouvelles règles nourrissant la dynamique d’institutionnalisation (Stone-Sweet, Sandholz, Fligstein, 2001). Cette tendance fondamentale dans le cadre européen se renforce avec la mondialisation » 774 . Pour les tenants de la gouvernance urbaine, la multiplication des acteurs et la fragmentation des scènes décisionnelles « transforme[rait] presque mécaniquement les relations de hiérarchies entre niveau » 775 , ce phénomène expliquant alors que les élites municipales se livrent à une compétition et s’engagent dans des actions dont l’objectif serait d’accroitre leur positionnement concurrenciel. Les travaux portant sur la multi-gouvernance invitent à nuancer le caractère déterministe de ce phénomène et souligne l’importance des interdépendances au sein desquelles les élites urbaines sont insérées, ces interdépendances pouvant agir comme ressource ou comme contrainte. En outre, le récent ouvrage de Neil Brenner rappelle que le « réétalonage politique » (présenter et faire en sorte que les métropoles constituent les principaux territoires économiques de la compétitivité) résulte également, voire essentiellement, d’un choix politique des Etats européens 776 . La multiplication des centres de production des biens du patrimoine mondial ne s’accompagnerait donc pas nécessairement d’une transformation radicale des types d’interdépendances, du moins cette transformation pourrait-elle être en partie déterminée par les Etats. La participation des municipalités urbaines aux activités politiques et scientifiques élaborées dans le cadre de la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial pourrait ainsi être largement déterminée par l’Etat, par le contexte local 777 ainsi que par les interdépendances au sein desquelles ces municipalités urbaines sont insérées.

Comprendre comment une ville labellisée Patrimoine mondial est gouvernée nécessite de saisir comment les élites municipales sont insérées dans des relations d’interdépendances qui, pour certaines, peuvent les contraindre, pour d’autres, peuvent les servir, mais que ces élites peuvent aussi tenter de modifier ou de maîtriser. Ces relations d’interdépendances, ces échanges avec des scènes étatiques ou situées au-delà des frontières nationales engendrent des effets en retour au sein des villes. Ces effets en retour, corrélés aux contextes socio-politiques au sein desquels les municipalités urbaines sont insérées, renouvelleraient les formes d’interdépendances entre scènes et seraient propices à une participation politique des villes à certaines activités internationales. Reste à comprendre comme ces renouvellements et ces participations ont lieu.

Force est de constater, à la lumière des enquêtes de terrain, que les discours locaux donnant corps aux inscriptions sur la Liste afin d’en proposer une autre « problématisation » tendent à consolider l’idée de label international décerné à la ville par une organisation internationale. Cette dernière n’imposerait, selon ces acteurs municipaux, aucune nouvelle contrainte. Mieux, ce label international prend tout son sens avec la création, en 1993 et sur l’initiative de Québécois, de l’Organisation des villes du patrimoine mondial (Ovpm). De fait, si l’existence de l’Ovpm est à l’origine de l’expression Ville du patrimoine mondial, renforçant ainsi le label patrimoine mondial, les principales ambitions initiales de ses fondateurs visent toutefois à agir « auprès des autorités des Nations Unies, de l'Unesco, de la Banque mondiale et du Conseil de l'Europe pour les sensibiliser à l'importance de mieux protéger les villes historiques en cas de conflits armés » 778 et à contribuer à la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial en soutenant notamment les actions relatives au patrimoine, tant dans les aspects de conservation que de mise en valeur, initiées par des « villes du patrimoine mondial » 779 . La présentation municipale d’une inscription sur la Liste comme don d’une organisation internationale est ainsi en partie remise en cause, les participants au réseau de villes reconnaissant alors que ces inscriptions engendrent des perturbations au plan local. Les relations entre municipalités urbaines, développées dans le cadre de l’Ovpm, viseraient donc à défendre les intérêts des villes dans le domaine du patrimoine mondial ainsi qu’à établir la « bonne » gestion des sites urbains inscrits sur la Liste du patrimoine mondial dans un contexte où des acteurs affiliés à des scènes très diverses (Etats, Unesco, Icomos international) pourraient intervenir. L’existence de l’Ovpm donne donc à voir les difficultés et la complexité qu’engendrent, en termes de gouvernement des villes, les biens du patrimoine mondial. Mieux, elle révèle que les municipalités urbaines se saisissent finalement de ce problème et dépassent en partie, sur le long terme, leur première lecture de l’inscription sur la Liste en termes de don. Aussi si l’Ovpm constitue un bon laboratoire d’observation de la structuration de réseaux internationaux de villes, de l’implication d’acteurs locaux au sein de tels réseaux et, de manière plus générale, de régulations entre local, national et international dans une même action, la méthode adoptée pour ce travail, la volonté de se défaire des imbrications hiérarchiques pour se saisir du transnational et les conclusions des analyses précédentes, impliquent de regarder comment deux villes labellisées patrimoine mondial sont gouvernées en observant les circulations d’individus, en repérant notamment les ambitions initiales des différents instigateurs de l’Ovpm et les enjeux liés à la création d’une telle organisation et enfin en s’intéressant aux deux objets à la fois : le bien du patrimoine mondial et le label. Mettre en récit la singularité de ces deux cas vise à comprendre comment les représentations renouvelées du patrimoine, légitimées par une organisation internationale, sont saisies par les élites urbaines pour servir leurs ambitions de rayonnement international, pour s’organiser en réseau et pour peser sur l’espace transnational spécifique et structuré autour du patrimoine mondial. Il s’agit alors de dégager des éclairages sur la constitution des interdépendances résultant d’une inscription sur la Liste du patrimoine mondial et, partant, d’une stratégie internationale de ville.

L’enquête réalisée ici s’appuie sur des entretiens menés auprès des acteurs municipaux impliqués au sein de l’Ovpm à Lyon et à Québec, auprès de salariés de l’organisation ainsi qu’auprès d’adhérents de l’Icomos ou d’agents de l’Unesco participant à certaines collaborations avec le réseau de villes. Les actes des congrès de l’Ovpm ainsi que les différents documents publiés ont systématiquement été dépouillés. Plus largement, des entretiens ont également été réalisés auprès d’acteurs impliqués ou concernés par des effets et des usages immédiats des inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial. Les récits recueillis au cours de ces entretiens nous ont amenée à nous intéresser aux articles de presse relatant certaines tensions ou difficultés de gestion des sites en question.

Le chapitre cinq s’intéresse à la « problématisation » locale des inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial afin de saisir les possibles engendrés par une telle action et de repérer les nouveaux paramètres de la participation des villes à l’espace transnational. Il vise à identifier comment les agencements complexes d’acteurs, observés précédemment, permettent la mise en place de stratégies de valorisation du site local appuyées sur le « label Unesco » et, à travers elles, le développement de logiques de notoriété et de représentation. L’étude des attentes formulées par les différents acteurs impliqués dans de telles actions et enfin l’analyse de ce qu’elles sont susceptibles d’engendrer au plan local permet de proposer une première caractérisation des interdépendances entre scènes créées suite à une procédure d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial : la gestion du bien du patrimoine mondial est laissée à l’Etat et aux organisations internationales. L’analyse fine de la création puis de l’institutionnalisation de l’Organisation des villes du patrimoine mondial souligne d’abord les ambiguïtés rencontrées par les gestionnaires de sites pour être à la fois partie prenante de cet espace de circulation autour de l’objet patrimoine mondial tout en maîtrisant les politiques publiques portant sur le patrimoine urbain.

Le chapitre six interroge le transnational, essentiellement à travers l’Organisation des villes du patrimoine mondial comme outil de gouvernement et vecteur d’autonomisation des villes. Il revient d’abord sur les relations difficiles et complexes entre les différentes scènes engagées dans la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial et questionne la capacité du réseau de villes à représenter et à défendre les intérêts urbains. Il s’intéresse, ensuite, au rôle et aux implications d’un tel réseau dans le gouvernement des villes. Le renouvellement des représentations du patrimoine véhiculé dans le cadre de l’Ovpm est en effet propice à des modifications des modes de faire et des pratiques locales en matière de politiques portant sur le patrimoine. Enfin, la comparaison entre les adhésions lyonnaise et québécoise donne à voir deux investissements politiques différents au sein d’un même réseau de villes et deux modes de pensées bien distincts des relations entre villes, Etat et organisations internationales.

Notes
772.

Comme le rappelle Florence Weber dans son analyse du don, lorsque l’écart entre transfert et contre-transfert existe, voir Weber (Florence), « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie économique après le grand partage », Genèses, 41, 2000, p. 85-107. Les travaux portant sur les circulations invitent également à une telle posture, voir Rodgers (Daniel T.), Atlantic Crossings : Social Politics in a Progressive Age, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press, 1998 et Actes de la Recherche en sciences sociales, 151-152, 2004.

773.

Et, plus généralement, ceux portant sur les régulations multi-niveaux de l’action publique dans des cadres nationaux, voir par exemple les analyses de la politique de la ville ou de la planification en France réalisées par Jean-Pierre Gaudin ou celles de l’action publique urbaine en Suisse menées par Jean-Philippe Leresche. Gaudin (Jean-Pierre), L’Action publique. Sociologie et politique, Paris, Presses de Science Po-Dalloz, coll « Amphi », 2004 ; Leresche (Jean-Philippe), Gouvernance locale, coopération et légitimité. Le cas suisse dans une perspective comparée, Paris, Pedone, 2001.

774.

Le Galès (Patrick), Le retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance, Paris, Presses de science Po, 2003, p. 140.

775.

 Ibid.

776.

Brenner (Neil), New State Spaces. Urban Governance and the Rescaling of Statehood, Oxford, Oxford University Press, 2004.

777.

Antoine Vion a ainsi montré, en identifiant plusieurs types, que les municipalités urbaines n’appréhendaient pas le transnational et l’international de la même façon et que le contexte local constituait un facteur important. Vion (Antoine), La constitution des enjeux internationaux dans le gouvernement des villes françaises (1947-1995), Thèse de science politique, Rennes I, 2001.

778.

Voir www.unesco.org

779.

Déclaration de Québec, adoptée le 4 juillet 1991 au terme du Premier Colloque international des villes du patrimoine mondial.