En qualifiant de bien de l’humanité les sites inscrits sur la Liste du patrimoine mondial, les acteurs qui produisent de tels objets ne pouvaient pas mieux rendre compte de l’ambiguïté de leurs décisions. Nous avons déjà insisté sur l’existence de deux objets suite à une inscription sur la Liste, le site local et le bien de l’humanité, et sur le flou relatif à la désignation des responsables de la gestion des biens du patrimoine mondial ainsi que celui relatif aux acteurs responsables et gestionnaires de ces biens. Un tel flou provient notamment de l’usage des termes international et humanité dont nous avons souligné l’absence de neutralité. Concernant le premier, Anne Rasmussen remarque ainsi l’absence de terme, à la fin du 19ème siècle, pour caractériser le nouvel espace en formation et précise ainsi que, « tandis que l’idée de nation recouvre une collectivité politique, un territoire, un processus d’intégration, une organisation […] nul espace, nulle essence, nulle communauté n’investit ce que désigne l’international, qui reste un simple qualificatif fondé sur l’idée même de nation » 780 . Si nous sommes à même de voir aujourd’hui des acteurs s’emparer de ce que désigne le terme international ainsi que d’observer, dans le cadre de cette recherche, des groupes d’acteurs investir et structurer l’espace transnational du patrimoine mondial, force est de constater qu’aucun groupe ne détient le monopole, n’émerge en tant que seul responsable ou, par exemple, gestionnaire quotidien de l’état de conservation des biens du patrimoine mondial. De fait, la fabrique du patrimoine mondial résulte d’un travail politique impliquant plusieurs niveaux et questionne les productions nationales d’objets qualifiés de patrimoine historique (dont l’existence même est liée à celle de nation). Ce flou facilite alors des présentations locales des inscriptions sur la Liste comme un label international, comme une action de prestige n’impliquant aucune subvention et surtout aucune contrainte.
Comment une telle perception locale s’impose-t-elle ? Qui la construit ? Que donne-t-elle à voir des représentations que les acteurs municipaux se font des organisations internationales ? Plus généralement, comment s’opère le glissement de la protection et de la conservation de biens du patrimoine mondial vers la valorisation de villes du patrimoine mondial ? Est-il automatique ou résulte-t-il d’un travail politique ? Que signifie être une ville du patrimoine mondial ? Autrement dit, comment les municipalités se pensent-elles comme villes du patrimoine mondial ? Comment les circulations et les connexions identifiées précédemment interviennent-elles dans ce glissement ? Enfin, qu’engendre-t-il dans la participation des villes à l’espace transnational ?
Les municipalités se pensent, au cours du processus qui accompagne ce glissement, comme lieu important, voire essentiel, de la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial et comme les acteurs principaux de la gestion et de la valorisation du patrimoine urbain et des biens du patrimoine mondial qu’elles abritent. L’Ovpm apparaît alors, à certains acteurs municipaux, constituer un bon support, un levier d’action utile dans leur recherche. Reste à comprendre comment ces acteurs procèdent, à identifier quels acteurs prennent effectivement part à ce processus ainsi que les raisons pour lesquelles investir l’espace transnational de circulation devient important.
Pour ce faire, il est nécessaire d’étudier d’abord les premières réactions municipales afin de voir comment les organisations internationales sont perçues au plan local et les enjeux politiques qui sont alors constitués. La comparaison entre Lyon et Québec est ici importante : lors de l’inscription du site lyonnais, l’Ovpm existe déjà. Il est donc possible de questionner les implications de ce réseau sur les réceptions locales. L’observation des actions initiées, juste après les inscriptions, par les élites municipales révèlera les représentations locales du patrimoine mondial. Comparer Lyon et Québec, pour lesquelles les représentations du patrimoine sont distinctes, est alors heuristique pour saisir les rapprochements réalisés, suite à une inscription sur la Liste, entre les objets patrimoine et patrimoine mondial (Chapitre 5. I.). Enfin, nous enquêterons sur les conditions de possibilité de création de l’Ovpm en observant en particulier les connexions qui président à cette création. Plus exactement, nous essaierons de comprendre comment cette création s’articule avec les représentations locales du patrimoine mondial et de saisir le rôle que jouent les savants du patrimoine dans ces articulations. Le glissement du label patrimoine mondial à celui de ville du patrimoine mondial résulte d’un processus politique mettant en jeu (en concurrence) des acteurs affiliés à différentes scènes du patrimoine. Plus largement, c’est suite à ce glissement que les municipalités urbaines sont en capacité de saisir les nouveaux contextes dans lesquels elles se trouvent et de renforcer leur rôle politique au sein de l’espace transnational ainsi que leur positionnement concurrentiel (Chapitre 5. II.).
Rasmussen (Anne), L’Internationale scientifique (1890-1914), Thèse de doctorat d’histoire, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1995, p.16.