Les discours de remerciements des maires lyonnais et québécois apparaissent d’abord comme une obligation émanant du contexte international et des engagements particuliers des gouvernements nationaux dans la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial. De fait, le caractère diplomatique des décisions, le portage étatique des propositions d’inscription et enfin les relations institutionnelles de chacune des municipalités expliquent que les responsables politiques locaux s’expriment publiquement et s’adressent, au nom de leurs concitoyens, à l’Unesco, au Comité du patrimoine mondial et, indirectement donc, aux Etats. Les réunions du Comité du patrimoine mondial sont généralement le lieu où de premiers remerciements et félicitations sont prononcés. Ce fonctionnaire français, relatant les discussions lors des réunions du Comité du patrimoine mondial, souligne « l’obligation morale » 801 de remercier, de se positionner au sein de l’espace transnational :
‘« Oui, c’est important que des remerciements soient prononcés, que les maires se mobilisent. C’est important pour nous, parce que ce sont eux au final qui vont devoir garantir le respect au quotidien de ce patrimoine. Les remerciements, disons plutôt leur prise de parole, c’est pour montrer qu’ils ont compris, qu’ils savent ce qui se passe et qu’ils y accordent une certaine importance.’ ‘Leur demandez-vous de s’exprimer ?’ ‘En général, c’est implicite, ils le font d’eux-mêmes… C’est plus les contextes dans lesquels ces prises de parole sont faites qui changent. Nous en tout cas, nous sommes assez vigilants à cela : c’est un bon indicateur sur la mobilisation politique locale. » 802 ’Si le maire de Québec s’exprime lui-même officiellement lors de la réunion du Comité du patrimoine mondial en décembre 1985, son homologue lyonnais y est représenté par l’ambassadeur français auprès de l’Unesco. Les propos de ce représentant officiel et de Jean Pelletier sont relativement similaires : il s’agit de « remercier l’Unesco pour l’inscription », de « témoigner de la fierté locale » et « [d’]assurer d’un engagement à respecter la confiance » 803 que l’Unesco leur accorde. Les postures adoptées sont similaires : le seul interlocuteur de tels propos est le Comité du patrimoine mondial.
Au-delà de ces premiers remerciements au sein du Comité du patrimoine mondial, les maires de Lyon et de Québec s’expriment également au sujet du patrimoine mondial dans les villes qu’ils gouvernent. Dans la ville française, le maire se félicite publiquement de la « réussite lyonnaise » 804 à l’Hôtel de Ville le lendemain de l’annonce de l’inscription. Seuls des acteurs lyonnais (services municipaux, services déconcentrés de l’Etat, entreprises, etc.) sont présents. La pression de certains acteurs (notamment le directeur de l’Office du tourisme et des congrès et quelques adhérents de la Renaissance du Vieux Lyon) influe certes sur la création d’une campagne de communication et sur la publication de livres 805 , ils ne réussissent toutefois pas à impliquer fortement, au moins dans un premier temps, les élus municipaux dans des connexions pérennes avec des agents de l’Unesco, des adhérents de l’Icomos international. De fait, la mobilisation politique lyonnaise suite à l’inscription du site historique est relativement timorée, en particulier en comparaison de l’usage politique de celle de l’arrondissement historique de Québec. Jean Pelletier ne se contente pas, en effet, de propos de remerciement lors de la réunion du Comité du patrimoine mondial. Une exposition Québec patrimoine mondial est organisée dès le mois de janvier 1986 806 et une cérémonie, longuement et minutieusement préparée 807 , a lieu à Québec le 3 juillet 1986 afin que « la Ville bénéficie le mieux possible des retombées sociales et économiques » 808 de l’inscription. Le maire revient, en entretien, sur les raisons d’une telle cérémonie :
‘« On a voulu officialiser l’événement par, vous avez vu le petit monument qui reprend le sigle du patrimoine mondial, qui était installé près du Château Frontenac, on a fait le dévoilement du monument au cours d’une grande cérémonie et quelqu’un était venu de Paris, un directeur général de l’Unesco… son nom m’échappe, c’est un ancien Premier ministre du Congo. » 809 ’Des représentants de Parcs Canada et du ministère provincial des affaires culturelles participent à l’organisation de la journée 810 , Jacques Dalibard compte également parmi les organisateurs. Le Directeur de l’Unesco y est convié, il est représenté par Henri Lopes, Directeur général adjoint, secteur de la culture et des communications, à l’Unesco. Cette cérémonie réunit donc des individus de différentes scènes affiliées à l’espace de circulations et marque une forte volonté de la municipalité québécoise d’être présente dans cet espace. Mieux, la cérémonie du 3 juillet est l’occasion de médiatiser une réussite présentée comme celle de « Québec – Ottawa – Québec » 811 , les responsables municipaux, provinciaux et fédéraux recevant conjointement un représentant de l’Unesco. Des discussions et des échanges entre le maire de Québec, Henri Lopes et Jacques Dalibard auront d’ailleurs des conséquences non négligeables (cf. infra). Aucun participant ne représente toutefois officiellement l’Icomos international, même si de nombreux adhérents de l’organisme sont présents et participent activement à l’organisation de la cérémonie. Plusieurs facteurs peuvent expliquer que l’inscription de l’arrondissement historique de Québec soit davantage médiatisée et utilisée par les politiques. L’inscription d’un premier bien culturel canadien sur la Liste du patrimoine mondial représente de fait un événement non seulement pour la municipalité québécoise et le gouvernement du Québec, mais également pour le gouvernement fédéral comme le souligne le ministre de l’Environnement lors de l’annonce de l’inscription le 3 décembre 1985 aux Débats des communes :
‘« La distinction dont je viens de parler fait de ce jour une grande date pour le Canada, et plus particulièrement pour le Québec. (…) Je pense que nous devrions montrer nous même l’exemple au Canada et au Québec en continuant à préserver cette richesse dans un esprit de reconnaissance de l’héritage que nous ont transmis les générations antérieures. » ’A contrario, le nombre de sites urbains français figurant sur la Liste en 1998 est déjà relativement important. Les propos du nouveau Directeur de la Communication de la Ville de Lyon sont, à ce titre, éclairants ; ils révèlent l’absence d’une dimension exceptionnelle de l’inscription lyonnaise :
‘« Etre ville du patrimoine mondial aux Etats-Unis ou au Canada, c’est tellement inattendu et tellement spécifique, qu’il me semble qu’ils l’utilisent à fond, ici en Europe, alors même si des villes en tant que telles patrimoine mondial il n’y en a pas beaucoup, des sites patrimoine mondial liés à l’architecture, il y en a quand même pas mal… ici en France, on a du être le 23ème ou 24ème site classé, et peut-être même au-delà, donc il n’y a pas de quoi non plus… Bon si on est premier, c’est très bien, si on est deuxième c’est acceptable, mais si on est troisième ou quatrième, c’est bien mais bon… » 812 ’Il ressort de tels propos et des analyses précédentes que la notoriété dont pourraient bénéficier les municipalités ou les gouvernements étatiques oriente largement les usages politiques de l’inscription. La mise en évidence de différences entre les manifestations tenues à Lyon et celles organisées à Québec suite aux inscriptions sur la Liste insiste à nouveau sur le poids et l’influence des circulations telles qu’elles se sont produites lors de la procédure d’inscription. Les réactions aux timides positionnements politiques lyonnais et la participation active de Québécois par ailleurs adhérents de l’Icomos Canada à la cérémonie de juillet 1986 mettent en évidence les rôles que jouent certains individus déjà fortement impliqués dans les procédures d’inscription. Ces acteurs attendent des maires un positionnement fort et surtout une légitimité et une notoriété accrues au sein de certaines scènes locales, nationales ou internationales 813 . Il en est ainsi de Régis Neyret et de Jaques Dalibard. Les procédures d’inscription qu’ils contribuent l’un et l’autre à initier visent en particulier leur propre légitimation, essentiellement à l’échelle locale pour le premier et au sein de l’espace de circulation pour le second (Cf. Partie I). L’entregent important que possède Jacques Dalibard et l’habitude des acteurs québécois de travailler dans un contexte multi-niveaux peuvent ainsi, en partie, expliquer les démarches entreprises par la municipalité québécoise. Si Régis Neyret déplore aujourd’hui la faible mobilisation des élus lyonnais, il n’en reste pas moins qu’il contribue à orienter les usages politiques de l’inscription vers une communication touristique (à travers son rapprochement avec l’Office du tourisme et des congrès notamment) et qu’il apparaît impliqué dans des interactions, au cours de la procédure, mobilisant toutefois des acteurs aux profils et aux ressources moins diverses que ceux rencontrés par Jacques Dalibard ou ses collaborateurs québécois. Les principales circulations au sein de l’Icomos sont réalisées, en ce qui concerne la fabrique du dossier lyonnais, par Didier Repellin. Les discours de Jean Pelletier en décembre 1985, puis le 3 juillet 1986 et celui de Raymond Barre au lendemain de la décision du Comité du patrimoine mondial répondent donc d’abord aux obligations diplomatiques. Ils sont également, en grande partie, la conséquence de pressions d’individus dont les attentes vis-à-vis des inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial deviennent déterminantes.
Les discours que les maires de Lyon et de Québec prononcent dans leur ville respective ne sont pas tenus dans les mêmes contextes et visent des objectifs assez différents. Ils tendent à présenter les inscriptions uniquement comme le résultat d’une action achevée qui pourrait ne pas connaître de suites, en particulier à Lyon, tant les mobilisations et les enjeux politiques semblent délicats. Ils engendrent toutefois un même résultat : l’officialisation d’une « problématisation » locale du patrimoine mondial en termes de représentation et de notoriété, d’un label patrimoine mondial et, partant, une représentation de l’Unesco comme d’un niveau hiérarchique supérieur. Ils masquent, de fait, leur implication politique dans la production des nouvelles représentations du patrimoine urbain. Les hésitations politiques et la confusion première des municipalités suite à l’annonce de nouvelles inscriptions laissent finalement assez rapidement place à la prise en compte de l’expression « patrimoine mondial de l’humanité » comme levier de valorisation des villes. La Liste du patrimoine mondial deviendrait alors, au plan local, le support de politiques non plus patrimoniales (telles qu’elles sont apparues dans la première partie de cette thèse), mais touristiques. Nous souhaitons maintenant comprendre comment cette « problématisation » peut servir certaines ambitions des élites urbaines et analyser les usages locaux d’un label international.
Entretien téléphonique avec Eva Caillard, Bureau des actions européennes et internationales, Direction de l’Architecture et du patrimoine, le 20 février 2001.
Idem.
Entretien avec Jean Pelletier, 23 mars 2004.
Entretien avec Bruce Redor, Directeur de l’Office du tourisme et des congrès du Grand Lyon, 18 avril 2001.
Collectif, Lyon, un site, une cité. Le livre du site historique, patrimoine mondial de l’Unesco, Renaissance du Vieux Lyon, 2000. Les ouvrages présentant les richesses du patrimoine lyonnais se sont multipliés depuis le début des années 2000 ; pour n’en citer que quelques uns : Neyret (Régis), Traces d’histoire. Volume 1, Lyon le site historique, Lyon, Le Dauphiné Libéré, 1999 ; Nicolas (Marie-Antoinette), Le Vieux Lyon et ses traboules, Lyon, Eds Lyonnaises, 2005 (bilingue : français – anglais) ; Gambier (Gérald), Le Vieux-Lyon - Un patrimoine vivant, Lyon, La Taillanderie, 2003 ; Boirivent (Pierre), Voyage au cœur du Vieux Lyon, Lyon, La Taillanderie, 2001.
Le Directeur général de l’Unesco Amadou-Mahtar M’Bow (en fonction de 1974 à 1987) est alors invité, par le maire, à visiter cette exposition ainsi que la ville de Québec. Archives de la Ville de Québec, Fonds de la Ville de Québec, Relations publiques, internationales et protocolaires – 1977-1987, QP2P-8, courrier du Directeur général de l’Unesco à Jean Pelletier, 19 février 1986.
La journée est organisée autour d’une messe à l’église Notre-Dame-des-Victoires, Place Royale, d’une réception offerte par la Vice-première ministre et Ministre des Affaires culturelles du Québec, de l’ouverture de l’exposition des trésors de Québec, d’une cérémonie du dévoilement de a plaque du Patrimoine mondial et hommage à Samuel de Champlain, d’une réception au Salon Frontenac, Château Frontenac et enfin d’une réception et de l’inauguration de l’exposition de Eugen Kedl « Hommage à Québec, joyau du patrimoine mondial ». Archives de la Ville de Québec, Fonds de la Ville de Québec, Québec patrimoine mondial de l’Unesco, QP2P-8/1887-02.
Archives de la Ville de Québec, Fonds de la Ville de Québec, Québec patrimoine mondial de l’Unesco, QP2P-8/1887-02 : Courrier de Louis Dumas et de Serge Viau à Jacques Perreault, Directeur général de la Ville de Québec, 14 janvier 1986 (objet : Patrimoine mondial).
Entretien avec Jean Pelletier, 23 mars 2004.
La participation des gouvernements provincial et fédéral correspond à la présence des deux chefs d’Etat et à une prise en charge financière de la cérémonie. Archives de la Ville de Québec, Fonds de la Ville de Québec, Relations publiques, internationales et protocolaires – 1977-1987, QP2P-8, Courrier du 17 avril 1986 de la Direction générale de la Ville de Québec à Monsieur Jean Pelletier, Maire de Québec (Objet : Québec patrimoine mondial et fête du 3 juillet). L’exposition Québec patrimoine mondial est également financée conjointement par la municipalité de Québec et les gouvernements fédéral et provincial.
Un article paru dans Le Soleil rappelle en effet que « Avec la ville de Québec, les gouvernements fédéral et provincial ont réussi un tour de force en matière de collaboration pour élever le Vieux-Québec au rang de patrimoine mondial par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture. » Collard (Marcel), « Une réalisation signée Québec-Ottawa-Québec », Le Soleil, 28 juin 1986.
Entretien avec Jean-François Lanneluc, Directeur de la Communication et Directeur de cabinet du maire, Ville de Lyon, 8 juin 2004.
Ces observations ressortent des entretiens menés auprès de François Varin (ancien fonctionnaire de la Ville de Québec (division du Vieux Québec), actuel directeur de la Fondation Rues Principales au Québec, 26 mars 2003), de Michel Bonnette (employé municipal présent au sein de la Division du Vieux Québec lors de l’élaboration des dossiers de candidature de l’Arrondissement historique de Québec, 10 janvier 2003), de Serge Viau (Responsable au début des années 1980 du service Aménagement urbain de la Ville de Québec, 18 mars 2004) et de Marcel Junius (premier secrétaire général de l’Ovpm de 1993 à 1998, 23 mars 2004).