Brouillage des prérogatives relatives aux usages touristiques du patrimoine mondial

Si très peu d’informations figuraient initialement dans les textes internationaux sur les usages en termes de représentation ou en termes touristiques des inscriptions sur la Liste 874 , les versions les plus récentes du texte des Orientations devant guider la Convention du patrimoine mondial apparaissent, à ce sujet, plus précises 875 . Il convient toutefois d’analyser finement les implications d’un tel texte en regard des usages que nous venons d’observer. Le responsable de la section Culture au sein de la commission nationale française auprès de l’Unesco revient, en entretien, sur cette mission de veille et en précise le contenu, d’où il ressort qu’il s’agit essentiellement d’une action de contrôle pour éviter des dérives trop importantes :

‘« Oui, tout à fait, c’est un des premiers aspects que j’ai vus ici. On surveille de très près le fait que le label ne soit pas utilisé à des fins commerciales, pour vendre des T-shirts, pour vendre du vin dans le Val de Loire qui valorise un tourisme durable, donc protecteur de l’écologie, etc. Il y a oui une sorte de charte éthique et notre rôle… Toute l’utilisation du logo Patrimoine mondial doit passer par ici. Voilà comment nous surveillons. Par exemple, l’an passé il y avait dans le métro de Paris des affiche de promotion de vin du Val de Loire avec le logo de l’Unesco et quand l’Unesco a vu cela, il a déposé une plainte. Normalement, les gestionnaires de sites doivent nous envoyer toutes leurs communications utilisant le label de l’Unesco. » 876

Les précisions apportées dans ces documents de références se devaient, selon les souhaits de ses initiateurs, de constituer et de déterminer le cadre d’une veille sur les usages en termes de représentation ou de tourisme. Impulsée par l’Icomos au cours des années 1990, cette réflexion peut être lue d’abord comme un effet en retour d’un usage local des inscriptions sur la Liste : l’usage en termes de représentation et de tourisme 877 . Les questionnements soulevés rejoignent alors un débat qui traverse, de longue date, l’Icomos international. Ce débat est guidé par la question générale de la conciliation entre protection d’éléments du patrimoine et développement de leurs usages touristiques. Autrement dit, tout en soulignant l’activité économique en forte croissance que constitue le tourisme et en insistant sur son rôle positif dans la mise en valeur de la notion de patrimoine, ces savants souhaitent mettre en garde et, si possible, trouver des mesures pour éviter de trop nombreux usages à visée touristique des éléments qui font patrimoine. Le tourisme est alors présenté comme l’activité principale à l’origine de nombreuses détériorations de ces éléments. L’adoption en 1976 de la Charte du tourisme culturel 878 montre les difficultés qu’éprouvent ces savants du patrimoine pour répondre à de telles tensions. Mieux, elle pointe l’ancienneté de ces réflexions et de la co-existence de ces tensions entre protection du patrimoine et activité touristique. De fait, la Charte du tourisme culturel constitue davantage des engagements moraux de différents acteurs qui la signent, principalement des représentants ou des participants des organisations non gouvernementales, et surtout une interpellation des Etats et des organisations internationales quant à la progression du tourisme sur les sites identifiés comme patrimoine. Aucun outil ou moyen en mesure de concilier ce tourisme et la protection du patrimoine n’y sont élaborés ou proposés. Il s’agit toutefois là d’une première tentative (réalisée par les savants du patrimoine) de sensibilisation des responsables politiques à cette difficile conciliation entre protection du patrimoine et valorisation touristique.

Les « dérives » que subissent certains biens du patrimoine mondial et les usages décalés de l’expression patrimoine mondial renouvellent donc ce débat et renforcent les ambitions de l’Icomos international et de ses partenaires. De tels problèmes sont « rapportés », transportés au sein de l’association par des adhérents de l’Icomos international, eux-mêmes souvent inquiets de l’état de conservation des monuments ou des ensembles bâtis dont ils ont la charge 879 , ainsi que par des articles de presse 880 . Les discussions et les propositions visant à concilier ce tourisme (le prestige de la Liste en dépend en partie) et une gestion et une protection rigoureuses des sites locaux, qu’il s’agisse de patrimoine culturel ou de patrimoine naturel, auxquels les Comités nationaux de l’Icomos participent amplement 881 , rencontrent finalement un écho favorable au sein du Comité du patrimoine mondial à partir du milieu des années quatre-vingt-dix. Le moment est alors caractérisé par une réflexion interne au Comité du patrimoine mondial sur les moyens et les stratégies à établir pour promouvoir l’action internationale liée au patrimoine. De fait, un « expert » 882 est missionné en 1994 pour établir un bilan et proposer le support pour une discussion au sein du Comité. Mieux, cette réflexion vise à établir des activités de marketing et de promotion de la Liste du patrimoine mondial elle-même. Par la suite, différentes actions sont adoptées par le Comité : elles concernent d’abord l’aide et le suivi d’actions de sensibilisation et d’éducation relatives au patrimoine mondial 883 . Elles ne reprennent que très partiellement la « problématisation » qu’avaient construite les savants du patrimoine. Ce n’est finalement que lors de sa vingt-deuxième session que le Comité du patrimoine mondial adopte le document intitulé « directives et principes régissant l’utilisation de l’emblème du patrimoine mondial » 884 figurant par la suite en annexe des Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial. Si ce document détermine les conditions dans lesquelles le sigle du patrimoine mondial peut et doit être utilisé, précisant notamment que les Etats sont responsables du respect de ces directives et de ces principes, il n’apporte toutefois aucun outil particulier pour tenter de concilier tourisme et protection du patrimoine ; il vise uniquement à contrôler les usages rhétoriques de l’expression patrimoine mondial. En ce début de 21ème siècle, la « problématisation » des tensions entre patrimoine et tourisme opérée par les savants du patrimoine n’a donc pas été déclinée en termes politiques. Les Etats comme le Comité du patrimoine mondial n’apparaissent pas, au cours de ces années, comme les lieux les plus propices à l’apport de solutions à une telle « problématisation ». Les propos de ce salarié de l’Icomos France relatent les difficultés qu’il rencontre dans cette « lutte » et l’opportunité que pourraient alors représenter les municipalités urbaines :

‘« Il y a également un écho de cela sur le plan commercial : on remarque et l’Icomos essaie de lutter contre cela un plaquage uniforme qui marche commercialement et qui se fait en grande partie hors de la réalité.’ ‘Mais les évolutions des conceptions se font aussi grâce à cela et progressivement dans le temps, un peu tardivement à notre goût au niveau international. Et finalement c’est bien pour nous que les villes se réfèrent au patrimoine mondial, parce qu’elles parlent de nous… au moins indirectement. Et en même temps, on espère bien grâce à elles, être mieux entendu là-haut ! » 885

Reste que si les velléités de certains adhérents de l’Icomos, pour qui concilier tourisme et protection du patrimoine sont parmi les principaux enjeux actuels, n’ont pu aboutir à l’adoption de nouvelles normes ou outils de gestion des biens du patrimoine mondial, la réflexion ici renouvelée a pour mérite de déplacer sur les différentes scènes du patrimoine mondial, la dimension représentation et notoriété de l’enjeu patrimoine mondial. Mieux, en se présentant comme l’un des principaux instigateurs de cette réflexion, l’Icomos international affirme plus fortement sa « vocation de mise en valeur » 886 des biens du patrimoine mondial, précisément dans une période où instances étatiques et surtout représentants municipaux revendiquent, sinon un monopole, du moins l’initiative des actions appuyées sur ce label (cf. supra). Les instances nationales et transnationales de l’Icomos bénéficieraient également d’un prestige lorsque les biens du patrimoine mondial sont valorisés, c’est du moins là une croyance largement partagée au sein de l’organisme. De fait, les velléités de mise en place d’une veille sur les usages touristiques du patrimoine mondial peut ainsi également être lue comme le témoin d’ambitions pour préserver un rôle important dans la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, conserver un droit de regard, instaurer des limites aux usages des inscriptions sur la Liste et enfin impliquer plus concrètement différentes scènes dans la gestion des biens de l’humanité. La conclusion de la présentation des rapports sur le site Internet de l’Icomos international en témoigne  :

‘« Nous souhaiterions que tous les membres puissent contribuer à ce travail, afin que cela renforce encore la place de l'Icomos comme première organisation internationale de conservation du patrimoine culturel. » 887

En établissant un logo officiel, puis surtout en déterminant ses conditions d’utilisation et en identifiant les acteurs qualifiés pour s’y référer 888 , le Comité du patrimoine mondial autorise et tente de contrôler en partie l’utilisation de la mention patrimoine mondial. Il ne s’intéresse toutefois pas à un contrôle des usages touristiques ou encore des stratégies de notoriété et de représentation reposant sur l’inscription sur la Liste. Mieux, il légitime le label patrimoine mondial et certains de ses usages en lançant des « actions de marketing » 889 . Dès lors, une concurrence autour de la promotion des biens du patrimoine mondial se fait jour.

Notes
874.

Tout juste est-il précisé dans les différentes versions du texte des Orientations devant guider la Convention du patrimoine mondial (entre 1978 et 1995) qu’un sigle du patrimoine mondial est adopté depuis la seconde session du Comité du patrimoine mondial (1978), que sa présence sur les sites inscrits sur la Liste est recommandée et qu’il revient aux Etats d’assurer la bonne utilisation de ce sigle.

875.

Voir en particulier l’annexe VIII de Centre du patrimoine mondial, Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial culturel et naturel, Paris, Unesco, 2005.

876.

Entretien avec Hadrien Laroche, responsable de la culture – Commission nationale française auprès de l’Unesco, 23 décembre 2003.

877.

De fait, les dégradations dues aux afflux touristiques (la Grotte de Lascaux est par exemple systématiquement mentionnée) et les usages touristiques parfois abusifs de l’expression « patrimoine mondial » ont entraîné des réflexions au sein de l’Icomos international, réflexions initiées en particulier par les participants du comité scientifique international Tourisme culturel, consacré à la problématique tourisme et conservation.

878.

Ce document est signé lors du séminaire International Tourisme et Humanisme Contemporain par l’académie Internationale du Tourisme (ACIT), l’Alliance Internationale du Tourisme (AIT), l’Association Internationale d'Experts Scientifiques du Tourisme (AIEST), l’Association Internationale de l'Hôtellerie (AIH), le Bureau International du Tourisme Social (BITS), Europa Nostra (EN), European Travel Commission (ETC), la Fédération Internationale des Auberges de Jeunesses (FIAJ), la Fédération Internationale de l'Automobile (FIA), la Fédération Internationale des Journalistes et Écrivains de Tourisme (FIJET), la Fédération Universelle des Associations d'Agences de Voyage (FUAAV), la Fondation Van Clé/Van Clé-Stichting (FVC/VCS), le Conseil International des Monuments et des Sites (ICOMOS), l’Institution Internationale des Châteaux Historiques (IICH), l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT), l’Union Internationale des Architectes (UIA), l’Union Internationale pour la Conservation de la nature et de ses Ressources (UICN).

879.

Tel est le cas, par exemple, de certains fonctionnaires québécois adhérents de l’Icomos Canada. Ils dénoncent régulièrement l’inaction de la municipalité face au développement du tourisme et des infrastructures touristiques au sein du Vieux Québec.

880.

Les articles de presse sur l’afflux touristique que connaissent les nouveaux sites inscrits sur la Liste du patrimoine mondial sont rapidement suivis de nombreux papiers dénonçant les dérives, le bruit et autres difficultés rencontrés par les habitants face aux touristes, puis les dégradations des lieux en eux-mêmes : voir notamment F. B., « Un produit à redéfinir », Le journal de Québec, 1er juin 1999 ; Fleury (Robert), « Les touristes font rager dans le Vieux Québec. Autocars et piétinements en dérangent plus d’un », Le Soleil, 29 août 1998 ; Lemieux (Julie), « Autobus dans le Vieux Québec : l’industrie touristique s’oppose aux restrictions », Le Soleil, 4 juillet 1998 ; Diallo (Thierry), « Pour bloquer le développement commercial et touristique. Moratoire peu probable dans le secteur Vieux-Québec/Basse-Ville », Le Soleil, 4 mai 1991.

881.

Le comité français a ainsi organisé plusieurs colloques traitant cette thématique dès le début des années 1980 : L'impact du tourisme sur les quartiers anciens et les espaces naturels protégés (Annecy- Albertville - octobre 1980) ; L'application de la nouvelle réglementation en matière de publicité et d'enseignes (Marseille - octobre 1983) ; Patrimoine et médias, regards sur le patrimoine bâti et naturel (Paris - juin 1984) ; Tourisme urbain et patrimoine (Aix-en-Provence - mars 1991) ; Accueil, aménagement et gestion dans les grands sites (La Pointe du Raz - septembre 1997).

882.

Tel est le terme utilisé pour qualifier Charles De Haës, conseiller auprès du directeur général du World Wildlife Fund. Voir Centre du patrimoine mondial, Report of the bureau, Paris, 4-9 juillet 1995, Paris, Unesco.

883.

Voir les comptes-rendus des réunions du Comité du patrimoine mondial tenues entre 1995 et 2002.

884.

Centre du patrimoine mondial, Rapport de la Réunion du Comité du patrimoine mondial, vingt-deuxième session, Kyoto (Japon), 30 novembre-5 décembre 1998.

885.

Entretien avec Louis Decazes, salarié de Icomos France, 5 décembre 2003

886.

Cette volonté, déjà présente en préambule de la Charte du tourisme culturel, peine à être affirmée auprès de ses partenaires.

887.

Voir le site Internet : http://www.international.icomos.org/world_heritage_fre/visite.htm

888.

Idem.

889.

Centre du patrimoine mondial, Report of the bureau, Paris, 4-9 juillet 1995, Paris, Unesco.