Concurrence autour de la promotion des biens du patrimoine mondial

L’Icomos international parvient ainsi à transporter l’enjeu lié aux tensions entre tourisme et patrimoine mondial au sein de l’arène que constitue le Comité du patrimoine mondial. Cet enjeu y est toutefois décliné principalement en termes de communication et de « marketing » pour reprendre le terme usité au sein de cette arène. Les difficultés rencontrées par les savants du patrimoine, lorsqu’ils tentent, finalement vainement, de faire établir de nouveaux outils de gestion des biens du patrimoine mondial, sont en partie liées aux dynamiques de valorisation de l’action internationale en matière de patrimoine. Ces dernières se révèlent plus anciennes et plus nombreuses que ce qu’une seule analyse des comptes-rendus des réunions du Comité du patrimoine mondial pourrait donner à voir. Revenir un instant sur les débuts de la fabrique de la Liste du patrimoine mondial, grâce en particulier à quelques échanges entre adhérents de l’Icomos et aux récits de quelques participants aux premières procédures d’inscription sur la Liste nous permet de souligner la nécessité, à l’époque, d’actions s’apparentant à des formes de lobbying : explications, mises en évidence des avantages ou des bénéfices, etc. De fait, Jacques Dalibard pour convaincre le maire de Québec a nettement souligné l’aspect de notoriété que revêt une inscription (cf. Partie I). Michel Bolla, revenant en entretien sur les premières inscriptions, précise également le besoin qu’il y avait alors de sensibiliser tant les responsables politiques locaux que nationaux et de les inciter à s’engager dans de telles actions :

‘« Y a-t-il eu, dès le départ,beaucoup de demandes ?’ ‘Non, pas vraiment. D’abord, ce n’était pas connu, donc il fallait faire des démarches pour faire connaître le truc. On en a parlé aux gens que nous connaissions dans les administrations nationales, l’Icomos aussi a fait du bruit autour de cela… c’était toujours entre gens qui s’y connaissent à l’époque. » 890

La promotion de leur nouvelle action, mettant en avant les atouts et les avantages que pourrait constituer une inscription sur la Liste du patrimoine mondial pour les gestionnaires de sites, tend rapidement à faire de la Liste l’emblème de la Convention du patrimoine mondial. Ces mêmes acteurs, qui apparaissent, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, soucieux de l’évolution de la Liste, soulignent d’ailleurs volontiers les risques de disparition progressive de sa notoriété avec la forte croissance du nombre de sites inscrits (cf. Partie II). L’essor du débat national et international autour d’un enjeu patrimoine mondial est donc, dès le début, accompagné de la dimension notoriété et représentation, y compris au sein de l’Icomos international où les réflexions portent d’abord sur les aspects techniques. L’existence d’une telle dimension dès la naissance de l’expression patrimoine mondial explique pour partie les rapides usages locaux en termes de représentation.

Les analyses précédentes rendent compte de l’inutilité, en ce début des années 2000, d’action de lobbying pour initier des candidatures à l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial. Les publications et les actions de communication ou de sensibilisation, élaborées notamment par l’Unesco, tendent toutefois à jouer un tel rôle. Ces publications reflètent parfaitement, en outre, la concurrence autour de la gestion des biens du patrimoine mondial. De fait, l’Unesco et le Centre du patrimoine mondial éditent régulièrement la revue Patrimoine Mondial dont l’objectif principal est de rendre visibles les actions de l’organisme dans ce secteur 891 et de présenter les biens du patrimoine mondial sous différents angles. Les articles proposés sont généralement rédigés par l’un des gestionnaires des sites en question, ils sont agrémentés de nombreuses photographies et illustrations accentuant ainsi leur valorisation touristique. L’article « Québec, ville forte du nouveau continent », rédigé par un fonctionnaire de Parcs Canada en poste à Québec, propose ainsi dix sept illustrations présentées sur dix pages d’article 892 et rappelle, sur un ton très élogieux, l’histoire et les particularités de la ville, diffusant et légitimant un récit particulier sur ce patrimoine québécois. La revue Patrimoine mondial est destinée à un large public et ne traite que très peu de la protection et de la conservation du patrimoine mondial. Depuis 2002, de nouvelles publications, adoptant des logiques similaires, sont largement diffusées. Sous le titre Séries du Patrimoine mondial, il s’agit de transmettre et de vulgariser les échanges, les discussions et les réflexions qui ont lieu au sein du Comité du patrimoine mondial, du Centre du patrimoine mondial ou entre des organismes locaux ou nationaux gérant des sites du patrimoine mondial 893 , mais aussi, bien que dans une moindre mesure, au grand public. Ces articles s’adressent aux savants du patrimoine mondial, aux agents des administrations étatiques et des collectivités locales, ainsi qu’aux gestionnaires de sites. La publication régulière, par les éditions de l’Unesco, d’ouvrages sur le patrimoine mondial visant différents publics, portant sur la Convention du patrimoine mondial en général 894 , sur des types de patrimoine, donc sur des catégories précises de biens du patrimoine mondial ou encore sur des architectures particulières et remarquables 895 viennent renforcer la communication et la publication sur les biens du patrimoine mondial et, partant, sur les sites locaux. Bien plus, ces actions participent de la légitimation des usages locaux déclinés en terme de notoriété et de la perception des inscriptions comme don et comme label.

La communication opérée par les agents de l’Unesco est renforcée et concurrencée par celles que réalisent certains de ses partenaires. Les adhérents de l’Icomos international participent largement, par exemple, à cette communication générale. Leur propos est toutefois moins systématique, il se veut moins touristique et surtout moins orienté vers le patrimoine mondial, du moins au Canada et en France. Les publications de l’Icomos répondent à un souci de sensibilisation et de vulgarisation d’éléments du patrimoine en tant qu’objet de connaissance et à une logique de savants visant à identifier ou à valoriser des types particuliers de patrimoine culturel. Ainsi le comité scientifique international Itinéraires culturels a-t-il pour objectif d’identifier des lieux, des monuments pour définir des itinéraires remarquables 896 , puis pour les valoriser parmi les savants du patrimoine essentiellement. Plus, les publications circulant au sein de l’Icomos visent à promouvoir des sites, des éléments patrimoniaux ainsi que des savoir-faire avec toujours pour finalité d’accroître la connaissance, de « partager le savoir » 897 et enfin, pour ne pas dire surtout, de maintenir la fabrique de la Liste ainsi que la gestion des biens du patrimoine mondial dans le giron de l’organisme transnational. En ce début des années 2000, l’Organisation des villes du patrimoine mondial, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement, participe également, dans un autre registre, de la logique globale de représentation et de notoriété associée à la Liste du patrimoine mondial. Le site web (construit dès le milieu des années quatre-vingt-dix) présentant les différents sites urbains figurant sur la Liste du patrimoine mondial, le bulletin d’information Nouvelles de l’Ovpm ou encore les expositions itinérantes constituent autant d’activités de promotion des sites urbains figurant sur la Liste. Mieux, cette organisation élabore avec certains élus et employés municipaux des programmes de promotion de leurs territoires, de leur patrimoine ou encore de leurs pratiques en matière de mise en valeur du patrimoine (cf. infra).

L’activité éditoriale de l’Unesco comme celles de ses partenaires, apparaissant souvent comme concurrentes parce que revendiquant un énoncé de la valeur patrimoniale du bien en question, constitue une autre forme de communication et de valorisation des sites inscrits sur la Liste du patrimoine mondial. Elle est relayée par des tours opérateurs et par des organismes de tourisme, voyages, etc. au plan international. Nous ne souhaitons pas ici approfondir l’action et les stratégies des tours opérateurs vis-à-vis des biens du patrimoine mondial. Il s’agit toutefois, en soulignant les citations régulières que de tels acteurs réalisent pour mettre en avant telle ou telle destination et les circuits organisés autour de plusieurs biens du patrimoine mondial 898 , de constater que les usages de ces objets vont bien au-delà des seules scènes identifiées lors de la fabrique des biens du patrimoine mondial. Un tel usage à l’échelle internationale accroît la notoriété des biens de l’humanité et, partant, celle de l’action de l’Unesco. Mieux, ces activités parallèles, complémentaires ou concurrentes donnent à voir l’absence de cadres précis au sein duquel serait pensée la gestion de la Liste du patrimoine mondial, l’absence de représentant ou de gérant officiel des biens du patrimoine mondial. Les municipalités urbaines sont alors loin d’etre les seules à revendiquer de pouvoir valoriser les biens du patrimoine mondial. Enfin, l’analyse précédente souligne qu’un brouillage important des prérogatives et des compétences caractérise la gestion des biens du patrimoine mondial.

Loin de résulter des seuls usages locaux, le label patrimoine mondial participe finalement de la publicisation et de la valorisation, voire de la légitimation des actions et des rôles des différentes scènes affiliées à l’espace transnational du patrimoine mondial. Plus que le contrôle d’un label patrimoine mondial, ces acteurs tentent de maîtriser la communication réalisée sur les biens du patrimoine mondial. Un double processus de légitimation apparaît ainsi à travers l’histoire de la constitution de ce label. Il s’agit d’abord d’un processus de légitimation politique : l’action d’identification et de protection de patrimoines à l’échelle internationale placée sous l’égide de l’Unesco doit voir son assise renforcée. La forte implication de l’Icomos international et de ses adhérents correspond à une tentative de légitimation d’expertise et de professionnels. Retracer la constitution de ce label permet de pointer les difficultés anciennes que rencontrent les savants du patrimoine pour résoudre ou transmettre les problèmes posés par la coexistence, au sein des municipalités urbaines, d’une logique de protection et de conservation et d’une dynamique de tourisme. Des concurrences entre les acteurs responsables, impliqués ou encore concernés par la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial se font jour : les individus responsables des biens du patrimoine mondial souhaitent conserver une certaine maîtrise de la communication réalisée sur ces objets. Dans ces concurrences, les administrations municipales sont progressivement perçues et présentées comme des leviers potentiels pour consolider ou servir ces processus de légitimation et, partant comme des lieux essentiels pour penser une partie de la mise en œuvre de la Convention de 1972. Reste alors à savoir quels acteurs militent en faveur d’une plus grande place réservée aux élus et aux employés municipaux dans cette mise en œuvre et les méthodes qu’ils élaborent pour créer cette place et faciliter une telle participation.

Notes
890.

Entretien avec Gérard Bolla, ancien fonctionnaire de l’Unesco (section Culture), 7 juillet 2004.

891.

Créé à la fin des années quatre-vingt-dix, le bimestriel Patrimoine Mondial est réalisé par l’Iccrom, l’Icomos, l’Uicn, la division des sciences écologiques – Unesco, la division des sciences de la terre – Unesco et le Centre du patrimoine mondial (Comité éditorial). Il est publié en anglais, français et espagnol et vise à faire connaître les biens du patrimoine mondial.

892.

Charbonneau (Jean), « Québec, ville forte du nouveau continent », Patrimoine Mondial, Paris, Unesco, n°26, 2002, p. 70-79.

893.

Ces Séries du patrimoine mondial, principalement rédigée par des agents du Centre du patrimoine mondial, regroupent des papiers sur différents thèmes liés au patrimoine mondial ; des comptes rendus de séminaires, d’ateliers ou de réunions ainsi que des manuels destinés à faciliter la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial. Ainsi Série du patrimoine mondial n°1 propose-t-il, en 2002, un guide sur « Managing tourism at World Heritage Sites : apractical manual for World Heritage Sites Managers » ; Série du patrimoine mondial n°2, « Cultural Landscapes : the Challenges of Conservation », Paris, Centre du Patrimoine mondial, 2002 ; Série du patrimoine mondial n°9, « Partenariat pour les villes du patrimoine mondial », 2004.

894.

 Pour n’en citer que quelques uns : Unesco, Patrimoine mondial, aujourd’hui et demain avec les jeunes, Eds. Unesco, juin 2005 ; Patrimoine mondial entre les mains des jeunes, Kits à l’usage des enseignants, 2002 ; Bosc (Frédéric), Raconte moi… L’Unesco, Paris, Eds. Unesco, 2001 ; Lopez (Jean), Raconte-moi… Le Patrimoine mondial, Paris, Eds. Unesco, 2002.

895.

 Voir Centre du patrimoine mondial, Le patrimoine mondial 2002, Héritage, partagé, responsabilité commune, Paris, Unesco, 2003 ; ou encore les ouvrages publiés dans la collection Patrimoine mondial : Collectif, Raconte-moi les océans, Paris, Eds Unesco, 2003 ; Collectif, L'héritage de l'humanité. Splendeurs du patrimoine mondial, Paris, Eds. Unesco, 2004 ; Cattaneo (Marco), Trifon (Jasmina), Les monuments, Paris, Eds. Unesco, 2002 ; Cattaneo (Marco), Cattaneo (J.), Les sites naturels, Paris, Eds. Unesco, 2003.

896.

Pour ne citer que les premières rencontres du comité scientifique international Itinéraires culturels : The Iberian Peninsula and Cultural Routes of the Mediterranean : commerce and civilisation ; an intercontinental scope (16-19 novembre 1997), Alicante (Espagne) ; International Symposium on "Intercontinental Cultural Crossroads; Cultural Itineraries, Legislation and Cultural Tourism" (5-8 septembre 1998), Tenerife (Espagne) ; The wine and the vine routes in the Mediterranean Cultural Heritage (17-19 mai 1999), La Rioja (Espagne).

897.

 Entretien avec Françoise Pitras, salariée de Icomos France, 5 décembre 2003.

898.

 Parmi les agences de voyages proposant de tels circuits : Arts et vie, Algerian Tourism, L’Internaute. Des sites Internet proposent également de découvrir les sites du patrimoine mondial, voir par exemple cousinsmigrateurs.com ; www.apiguide.net/01touris/06touris/patrimoine-mondial.htm