Chapitre 6. Le transnational, outil de gouvernement et vecteur d’autonomisation des villes ?

L’Organisation des villes du patrimoine mondial est initialement pensée (cf. chapitre 5) comme la réunion des municipalités pour constituer une identité urbaine spécifique, en réfléchissant ensemble aux problèmes liés au patrimoine mondial présent dans ces villes, ainsi que pour développer un langage aux visées à la fois savantes, en élaborant un discours sur l’action municipale relative au patrimoine mondial saisie en dehors de la relation de dépendance à l’État, et prescriptives, en visant une action municipale portant sur le patrimoine mondial qui soit la plus efficace possible. Des rapports et des échanges que les actes des congrès de l’Ovpm nous donnent à lire se dégage l’ambition de participer à la fabrique des politiques portant sur le patrimoine urbain et, plus largement, sur le patrimoine mondial, y compris donc lorsque ces politiques sont pensées à l’échelle nationale ou internationale, en représentant et en essayant de défendre auprès des organisations concernées les intérêts des villes. Il s’agit, pour les animateurs actuels de l’Ovpm, de trouver les moyens, malgré les contraintes fortes que sont les lois nationales et les normes internationales, de rendre possible une autonomie municipale dans la fabrique de telles politiques en affirmant la nécessité de politiques de valorisation du patrimoine urbain par exemple. Cette autonomie à l’égard des Etats et des organisations internationales serait encouragée et facilitée par l’existence et le fonctionnement du réseau de villes alliant, selon les propos du secrétaire général de l’Ovpm, légitimités savante et politique :

‘« Or l’expertise moi je l’ai dans le réseau, moi j’ai 200 personnes dans deux cents villes différentes à travers le monde. Quand je dis j’ai, c’est une façon de parler, mais l’organisation a 200 personnes, 200 spécialistes, sinon davantage, parce qu’il y a de grosses villes qui en ont davantage, qui travaillent dans le patrimoine, c’est leur quotidien du matin au soir, ce sont donc 200 spécialistes du patrimoine urbain auxquels nous nous adressons. C’est d’ailleurs la force de l’organisation, il y a très peu d’organisation qui cumulent à la fois le pouvoir politique et scientifique et nous le faisons, nous cumulons le pouvoir scientifique patrimonial avec nos experts dans les villes et on cumule le pouvoir politique par le biais des maires et on ajoute à cela des gens que nous faisons venir par exemple à Rhodes. Donc nous avons à la fois les gens qui ont le pouvoir, les gens qui ont la connaissance et les gens qui ont l’avenir, les jeunes là… » 958

La structuration de l’Organisation des villes du patrimoine mondial tend ainsi à symboliser et à illustrer un désir d’autonomie des municipalités urbaines dans la fabrique et la mise en œuvre d’actions portant sur le patrimoine urbain, qu’il s’agisse de sa protection ou de sa valorisation. Le vœu de participation à la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial s’accompagne d’un affichage de l’existence d’un savoir municipal en matière de protection et de gestion du patrimoine historique. Les congrès comme les activités de l’Ovpm peuvent être saisis comme les témoins d’une entreprise visant à imposer la ville comme lieu politique important de la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial ainsi que de la fabrique et de la gestion du patrimoine mondial en milieu urbain. Toutefois, l’analyse comparative des procédures d’inscription de l’arrondissement historique de Québec et du site historique de Lyon n’a pas mis en évidence de différences manifestes liées à l’existence de l’Ovpm. Elle nous permet même d’affirmer que celle-ci demeure exclue des procédures d’inscription sur la Liste et, partant, de la fabrique des définitions de ce qui fait patrimoine mondial et de la constitution progressive d’enjeux liés au patrimoine mondial sur ces différentes scènes, alors même que le chapitre 4 montre comment des acteurs municipaux peuvent influer sur cette fabrique. Cette entreprise ne serait donc, pour l’heure, pas réalisée. Peut-on pour autant restreindre l’Ovpm à un « lieu où l’on mange des petits fours et où il ne se passe rien » 959 , comme l’ont souligné plusieurs de nos interlocuteurs lors des enquêtes de terrain ? Les paramètres de la participation des villes à l’espace transnational sont toutefois modifiés par l’inscription sur la Liste et, surtout, par l’existence de l’Organisation des Villes du patrimoine mondial. C’est donc en observant notamment l’Ovpm dans le gouvernement des villes que nous pourrons voir et analyser comment le transnational est saisi, dans un contexte renouvelé, par les élites locales et comment il contraint ces dernières.

Presque toutes les municipalités dont un site figure sur la Liste du patrimoine mondial adhèrent, en 2005, à l’Ovpm, assistent aux congrès de l’Organisation et prennent part à quelques-unes des actions et des activités qui y sont proposées. Les élites urbaines poursuivent donc leurs réflexions sur l’objet patrimoine mondial et entretiennent autour de cet objet des débats progressivement développés au cours de la procédure d’inscription sur la Liste. Plus largement, il nous semble que la constitution progressive d’enjeux liés au patrimoine mondialau sein des différentes scènes concernées par la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial vient perturber certains des équilibres de tensions traversant ou structurant l’espace transnational de circulation. La création de l’Ovpm symboliserait alors le refus de la part des municipalités urbaines de leur exclusion d’un partage, réalisés sans elles, des missions liées à la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial. Il s’agit donc d’étudier l’Ovpm comme révélateur des ambitions municipales à l’égard du domaine d’action portant sur le patrimoine mondial (et sur le patrimoine tout court) et comme source de légitimité pour les élus locaux. La présente étude s’appuie d’abord sur l’analyse des régulations entre les différents échelons gouvernementaux concernés par la gestion des biens du patrimoine mondial et sur celle, au sein des villes, des relations entre les divers acteurs mobilisés, impliqués ou concernés par la fabrique de telles politiques. Aussi convient-il d’interroger comment l’existence de ce réseau international de villes et l’espace transnational spécifique interviennent dans la capacité des élites urbaines à produire du sens et des actions au plan local et ce qu’il engendre en termes d’action publique urbaine impliquant différents niveaux d’action. Enfin, nous enquêterons sur le développement d’actions collectives relatives aux biens du patrimoine mondial, actions pensées dans ou au-delà du cadre urbain. Questionner les velléités d’autonomie des villes dans ce domaine suppose d’observer les relations et les régulations qui ont alors lieu au sein de l’espace transnational.

Afin d’étudier ces deux aspects, lié l’un à l’autre, nous proposons d’observer d’abord l’Organisation des villes du patrimoine mondial comme espace de représentations des intérêts des villes et donc d’analyser les intérêts effectivement représentés, les lieux où ils le sont ainsi que la manière dont la défense d’intérêts urbains détermine les relations entre les représentants, les dirigeants du réseau international de villes et les acteurs, identifiés à travers les analyses précédentes, prenant part à la mise en œuvre de la Communauté du patrimoine mondial (Chapitre 6. I.). Nous chercherons ensuite à répondre à la question des motivations d’une adhésion municipale à ce réseau de villes en regardant comment l’existence de l’Ovpm ou les travaux développés dans le cadre du réseau international de villes interviennent dans le gouvernement des villes, en particulier lors de la fabrique de politiques urbaines portant sur le patrimoine (Chapitre 6. II.).

Notes
958.

Entretien avec Denis Ricard, secrétaire général de l’Ovpm depuis 1998, 18 mars 2003.

959.

Entretien avec Pierre Larochelle, universitaire retraité – Ecole d’architecture de Québec, 13 février 2003.