2. La gestion étatique des biens du patrimoine mondial

Nous souhaitons ici questionner l’éventuelle autonomie que gagnerait les municipalités lors d’une inscription sur la Liste en observant des conflits urbains au sein desquels la notion de patrimoine mondial est convoquée. Si aucun conflit ayant pour principal enjeu le patrimoine mondial n’a été décelé lors des enquêtes de terrain menées à Lyon et à Québec, des argumentaires s’appuyant sur l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial ou sur la Convention du patrimoine mondial et servant certaines catégories d’acteurs dans des conflits urbains ont rapidement été repérés dans la capitale québécoise. Nous nous sommes plus précisément intéressée à ces argumentaires lorsqu’ils sont pris en compte par les opposants à leurs énonciateurs 993 et sont déplacés sur des scènes internationales. Ainsi en est-il, à plusieurs reprises, à Québec entre 1985 et 2005.

Le recours au patrimoine mondial comme argumentaire dans des conflits portant sur l’aménagement du centre-ville à Québec participe de la constitution d’une « véritable contre-expertise associative » 994 que Paul Villeneuve, Catherine Trudelle et Mathieu Pelletier observent, dans cette ville, entre 1960 et le début des années 2000. Ces derniers lient l’émergence et la consolidation de cette contre-expertise à la participation de Québécois aux conflits urbains, en particulier à ceux dont la Pointe-à-Carcy est le théâtre aux cours de ces cinq dernières décennies. C’est justement au sujet de ces terrains que le patrimoine mondial est utilisé comme argument, ce qui se traduit par des interventions de l’Unesco et de l’Icomos international. Il nous semble alors possible d’affirmer que la diffusion de la notion de patrimoine mondial et de ses enjeux (en tant qu’objet technique) participe de ce phénomène et qu’elle s’effectue finalement assez peu par le biais de l’Ovpm directement. L’aménagement de la Pointe-à-Carcy (ou Pointe-à-Quercy) est l’objet de vifs débats et d’oppositions virulentes depuis longtemps 995 , autour d’enjeux sociaux, économiques et patrimoniaux 996 . Ce territoire, composé de terrains municipaux et fédéraux situés entre la gare du Palais et l’ancienne gare maritime de l’Anse-aux-Foulons, jouxte l’arrondissement historique de Québec. Bien qu’une toute petite partie de ce territoire soit incluse dans le périmètre de l’arrondissement historique, les règlements d’urbanisme s’imposant sur l’ensemble de la Pointe-à-Carcy apparaissent très peu contraignants. Le port de Québec, géré par le Port autonome de Québec (APQ), organisme dépendant du fédéral et sur lequel la municipalité québécoise n’a qu’un pouvoir très relatif, occupe la plus grande partie de ce terrain. L’aménagement de la Pointe-à-Carcy est appréhendé par les différents gouvernements et par les autres acteurs (promoteurs, CCVQ, CMSQ, Coalition pour la sauvegarde du Vieux Port) s’y intéressant de façon très diverse. Des projets à visée touristique avec la création de pôles de loisirs 997 , l’extension du port pour créer un port d’attache 998 , ou d’amélioration du cadre de vie avec l’aménagement d’une plage autour du bassin Louise 999 , ainsi que des programmes immobiliers ou de développement à visée économique 1000 sont tour à tour (voire parfois en parallèle) proposés ou envisagés sur ce territoire. Ils émanent d’acteurs au profil très différents (municipalité, promoteurs immobiliers, associations d’habitants ou encore administrations fédérales) que Paul Villeneuve, Catherine Trudelle et Mathieu Pelletier regroupent, pour leur analyse en trois « larges types d’acteurs qui produisent l’activité conflictuelle » 1001 . Le premier type réunit les acteurs publics, soit la municipalité, les gouvernements provincial et fédéral et le secteur parapublic ; le second est structuré autour des acteurs économiques et de leurs représentants (Chambre de commerce) et enfin le troisième est constitué des citoyens souvent regroupés en associations, comprenant notamment le Comité de citoyens du Vieux Québec et le Conseil des monuments et des sites du Québec. Cette typologie permet aux auteurs d’analyser l’évolution des rapports de force entre ces trois types d’acteurs lors de conflits urbains portant sur ce terrain depuis les années soixante. Ils concluent à un élargissement de la vie démocratique et à l’amélioration des pratiques d’aménagement auxquels la mise en œuvre de processus de consultation publique aurait contribué. Ils soulignent notamment que les acteurs dits publics agissent plus souvent en proposant des projets qu’en tant qu’opposants et que le troisième type d’acteurs (les citoyens) apparaît beaucoup plus souvent et devient plus offensif, y compris comme force de proposition, à partir de la fin des années quatre-vingt et, plus encore, à partir de l’arrivée au pouvoir du maire L’Allier 1002 .

Nous nous appuyons sur cette analyse pour questionner la prise en compte de la notion de patrimoine mondial comme argumentaire dans des conflits urbains québécois et, partant, pour repérer quelques processus d’apprentissage. L’analyse et les conclusions de Paul Villeneuve, Catherine Trudelle et Mathieu Pelletier nous semblent ici particulièrement heuristiques. Nous essaierons de déconstruire davantage encore les types d’acteurs qu’ils proposent. Le recours à la notion de patrimoine mondial comme argumentaire dans ces conflits implique en effet l’intervention concrète d’individus affiliés à l’Unesco ou à l’Icomos international au nom de ces organismes et donnent à voir des tensions, par exemple au sein même de l’administration, qu’il nous serait impossible d’observer si nous conservions la typologie proposée. Deux conflits autour de projets concernant la Pointe-à-Carcy nous intéressent particulièrement. Ils ont lieu autour du projet de construction d’un cinéma Imax, auquel s’ajoute celui de la construction d’une école navale, se déroulant à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, puis lors de la proposition de construction d’un terminal de croisière à la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille. Dans les deux cas, ces projets sont mentionnés lors de réunions du Comité du patrimoine mondial et sont l’objet d’expertise transnationale par des adhérents de l’Icomos international. Avant d’analyser les actions et les réactions de ces organismes internationaux, nous apportons quelques précisions sur ces projets, leurs contextes, les enjeux et les acteurs qui en sont partie prenante.

Notes
993.

Dans le cadre du projet d’aménagement autour de la halle de la navigation à Vaise (Lyon 9ème), un individu a fait référence à plusieurs reprises au site historique de Lyon inscrit sur la Liste du patrimoine mondial et aux normes de la Convention du patrimoine mondial sans toutefois que cet argumentaire ne soit repris par les associations de défense de la halle (associations de quartier), par les acteurs municipaux ou encore par la presse. Voir entretien avec Michel Chomarat, chargé de mission à la Ville de Lyon, le 15 décembre 2003.

994.

 Villeneuve (Paul), Pelletier (Mathieu), Trudelle (Catherine), « L’accueil des croisières internationales à Québec : s’agit-il d’un projet de développement territorial ? », dans Laurence Bhérer, Jean-Pierre Collin, Eric Kerrouche, Jacques Palard (dir.), Jeux d’échelle et transformation de l’État. Le gouvernement des territoires au Québec et en France, Québec, Les presses de l’Université Laval, 2004, p. 237-288, p. 10. Les travaux portant sur l’état de la démocratie locale sont relativement peu nombreux au Québec. Le niveau local semble constituer, y compris pour les chercheurs, un lieu sans enjeu politique louable ou digne de ce nom. C’est du moins le constat que font Laurence Bhérer. Bhérer (Laurence), Une lecture institutionnaliste du phénomène participatif. La politique consultative de la Ville de Québec, Université Montesquieu Bordeaux IV, Institut d’études politiques de Bordeaux, thèse de doctorat, 2003, p. 109.

995.

Le chapitre 2 de Hulbert (François), Essai de géopolitique urbaine et régionale. La comédie Urbaine de Québec., Québec, Editions du Méridien, 1994 ; Villeneuve (Paul), Pelletier (Mathieu), Trudelle (Catherine), « L’accueil des croisières internationales à Québec… », art. cit. Les revues de presse réalisées par la Coalition pour la sauvegarde du Vieux Port rendent également compte de ces conflits sur le long terme, Archives personnelles de Léonce Naud. Précisons enfin que les années quatre-vingt-dix correspondent à de fortes revendications citoyennes pour participer davantage à la vie politique locale. Ces revendications ont pour principales origines des initiatives d’individus ou de groupes de Québécois du quartier Saint-Jean Baptiste, quartier jouxtant l’arrondissement historique de Québec. Voir Villeneuve (Paul), « The Saint Jean-Baptiste Neighbourhood in Quebec City : A microcosm of the relations between the state and civil society », Le Géographe canadien, vol. 37, n° 2, 1993, p. 167-173.

996.

Voir Villeneuve (Paul), « Cohésion sociale et aménagement du littoral à Québec », dans Françoise Péron (dir.), Le patrimoine maritime. Construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 85-89.

997.

Par exemple avec l’implantation d’un complexe cinématographique Imax, projet soumis par un promoteur privé et accepté par la municipalité au cours des années quatre-vingt.

998.

Un tel projet est régulièrement remis au goût du jour : il est d’abord formulé tel quel à la fin des années soixante-dix, puis repris avec une dimension touristique importante à la fin des années quatre-vingt-dix.

999.

Ce projet est proposé et défendu depuis le début des années quatre-vingt-dix par Léonce Naud et reprise par l’association québécoise Gens de baignade – créée en 1998. Voir : www.gensdebaignade.org

1000.

L’agrandissement du port est régulièrement évoqué depuis le milieu des années soixante-dix. Les projets successifs sont l’objet de contestations et d’oppositions vives. Elles émanent tantôt des habitants – organisés en particulier autour de la coalition pour la sauvegarde du Vieux Port – par des administrations municipales provinciales, voire parfois fédérales. Voir les revues de presse réalisées par les participants à la coalition pour la sauvegarde du Vieux Port, archives personnelles de Léonce Naud.

1001.

 Villeneuve (Paul), Pelletier (Mathieu), Trudelle (Catherine), « L’accueil des croisières internationales à Québec… », art. cit., p. 8.

1002.

Paul Villeneuve, dans un autre article formule une hypothèse assez stimulante sur la démocratie locale : selon lui, «  tout se passe comme si les pratiques locales s’étaient lentement démocratisées, au moins au plan de la démocratie formelle, au rythme de l’érosion et du rétrécissement de l’autonomie des gouvernements municipaux ». Cette hypothèse est toutefois rendue en partie caduque par le processus des fusions municipales. Voir Villeneuve (Paul), « Les vissicitudes des partis politiques municipaux au Canada », dans Gérard Boismenu, Pierre Hamel, Georges Labica (dir.), Les formes modernes de la démocratie, Paris/Montréal, L’Harmattan/PUM, 1992, p. 181-198. Voir également, sur les évolutions de la démocratie locale à Québec, la rupture que constitue l’arrivée de cet homme dans la mise en œuvre de la norme participative à Québec. Voir Bhérer (Laurence), Une lecture institutionnaliste du phénomène participatif…, op. cit.