Lorsque les municipalités québécoise et lyonnaise adhèrent à l’Ovpm, des usages et des effets des inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial se sont déjà fait sentir dans les deux villes. Ces effets et ces usages, déclinés dans la continuité des tensions entre conservation et valorisation, sont présentés comme contradictoires. Bien que les édiles locaux ont affiché leur perception des inscriptions comme don de l’Unesco et, partant, ont fortement orienté les usages en termes de notoriété et de représentation, des tensions perdurent et les actions publiques portant sur le patrimoine restent guidées par la seule représentation culturelle du patrimoine. Les représentations du patrimoine mondial véhiculées par l’Ovpm pourrait faciliter la diffusion et le partage d’une perception du patrimoine mondial comme label ainsi que celui d’une représentation des pratiques locales comme constitutives d’une « bonne » gestion du patrimoine urbain. Lieu où les édiles se montrent et exposent les actions urbaines comme modèles pour d’autres, l’Ovpm deviendrait ainsi, dans les deux villes, une ressource et une référence pour tenter de fédérer des acteurs locaux et de promouvoir des stratégies communes relatives au patrimoine. Autrement dit, adhérer à l’Organisation prolongerait l’inscription sur la Liste tout en lissant les tensions que cette dernière a remis en exergue en affichant d’abord une ambition forte pour concilier valorisation et protection du patrimoine et en créant les conditions de possibilité de réflexions locales tant sur les définitions de ce qui fait patrimoine que sur la fabrique d’actions publiques relatives au patrimoine urbain.
Les analyses précédentes (partie I et chapitre 5 notamment) ont mis en évidence les profils et les statuts très divers des acteurs participant à l’élaboration et à la mise en œuvre d’actions portant sur le patrimoine ainsi que les difficultés à penser ces actions à la fois en termes de protection et en termes de valorisation. L’analyse du cas lyonnais est ici particulièrement féconde pour étudier les effets d’une adhésion à l’Ovpm 1072 . La très faible mise en valeur du patrimoine dans la capitale de Rhône-Alpes jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix contraste en effet nettement avec la grande campagne de communication initiée en 1999 par la municipalité ainsi qu’avec les stratégies développées par la municipalité suite à l’adhésion à l’Ovpm. La première partie de la thèse a déjà amplement présenté les différends entre municipalité lyonnaise et services étatiques ainsi que les difficultés à élaborer des actions communes 1073 . A l’opposition classique entre valorisation et protection, pourrait s’ajouter à Lyon une « lutte d’institutions » dans un contexte marqué par un questionnement sur la décentralisation du patrimoine. Jusqu’alors, le patrimoine comme objet scientifique et objet à protéger relève de l’État ; sa valorisation, notamment touristique, est développée principalement par les municipalités urbaines ou des organismes qui leur sont proches, l’office du tourisme par exemple. Des méfiances réciproques apparaissent rapidement lors des réunions de travail initiées par le chargé de mission du site historique de Lyon. Les Rendez-vous du patrimoine tenus le 20 décembre 2000 à l’Hôtel de ville de Lyonvisent à « mettre autour d’une même table des gens qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble » et à « faire émerger les bonnes raisons de travailler ensemble » 1074 . Conçue comme une séance de travail et de mise en commun des difficultés rencontrées au quotidien, cette journée n’en constitue pas moins les prémisses d’un travail de légitimation d’une action forte en faveur de la mise en valeur du patrimoine lyonnais dans un souci de protection et de conservation, action alors pilotée par la municipalité lyonnaise. La réflexion menée dans le cadre du patrimoine mondial, en référence constante à l’Unesco et surtout à l’Ovpm 1075 , permet d’aplanir les divergences et de minimiser les différences, voire les contradictions, entre les multiples récits sur le patrimoine lyonnais : « Lyon, 2000 ans d’histoire urbaine » s’impose 1076 . Les thématiques présentes dans la grande campagne de communication (faible connaissance du patrimoine lyonnais, manque de publicité, engorgement du Vieux Lyon) ainsi que les difficultés liées à l’identification et à la protection de ce qui fait patrimoine sont reprises et discutées. Elles servent de fondement pour l’état des lieux qu’établit le chargé de mission municipal 1077 . Au cours de cette journée de travail et des actions qui la prolongent 1078 , ce dernier se présente comme le porte-parole des élus lyonnais et comme le coordonnateur des différentes logiques exprimées. Il réussit d’autant mieux à discuter des différents volets que revêtent les actions portant sur le patrimoine que son poste relève, au départ, de l’adjoint à la culture et de l’adjoint au rayonnement international et qu’il travaille en partenariat privilégié avec Régis Neyret et la conservatrice du Musée Gadagne, deux individus qui tentent dans leurs activités quotidiennes de lier les deux dimensions conflictuelles du patrimoine et se réfèrent régulièrement à des actions réalisées dans d’autres contrées. De ce premier travail de réflexion émergent trois thématiques : « l’appropriation des patrimoines par la population », « situer ce patrimoine comme un devoir : penser la qualité de la ville pour l’accueil des touristes » et « faire vivre l’inscription ». Si la seconde thématique apparaît d’abord primordiale et oriente les actions initiées à partir de 2001, l’adhésion à l’Ovpm ainsi que le changement de municipalité cette même année modifient progressivement quelque peu la donne. L’entrée à l’Ovpm n’est alors pas tant utilisée pour ce qu’elle pourrait entraîner comme échanges avec d’autres organismes que pour consolider le récent positionnement municipal lyonnais en faveur d’une protection du patrimoine à destination de la population et des touristes :
‘« Nous payons un chèque et c’est tout pour le moment. Il faut d’abord que le projet soit partagé au plan local avant que nous nous ouvrions à l’extérieur… Mais c’est déjà un grand signe de figurer parmi ces villes du patrimoine mondial et de s’afficher comme telle. » 1079 ’Le travail de légitimation de la municipalité lyonnaise rend possible une adhésion à l’Ovpm, tout autant, donc, qu’il se nourrit d’elle. Adhérer à l’Ovpm, c’est annoncer officiellement un accord avec les grandes orientations de l’organisme et inscrire la réflexion municipale dans une dynamique plus globale. Les références explicites et nombreuses à la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial dans les textes fondateurs et les documents émanant de l’Ovpm permettent au chargé de mission lyonnais de présenter l’organisme comme un partenaire soucieux de la protection du patrimoine tout autant que de la valorisation de biens du patrimoine mondial et de l’existence du label ainsi que de se référer à d’autres municipalités ayant pris en charge les politiques publiques portant sur le patrimoine. Il tente, à partir de ces exemples, de justifier le développement d’actions à la fois avec les acteurs de la protection et de la conservation du patrimoine et avec ceux qui travaillent à sa valorisation et il insiste sur la place à accorder aux habitants, aux usagers quotidiens ainsi que sur la nécessité de prendre garde aux problèmes liés au tourisme 1080 . Adhérer à l’Ovpm, c’est donc donner corps au label patrimoine mondial en se référant à des homologues et à leurs activités relatives au patrimoine historique, autrement dit en soulignant le caractère exemplaire à travers la référence commune au patrimoine mondial. Entre mars 2000 et fin 2003 1081 , les actions auxquelles le chargé de mission du site historique s’associe ou est associé au plan local rendent visible, au moins localement, la réflexion lyonnaise sur le patrimoine et marquent une diffusion des représentations sentimentales et économiques telles qu’elles sont développées au sein de l’Ovpm. Si le titre de Monsieur Patrimoine à l’échelle de la ville reste associé à Régis Neyret, le chargé de mission devient très rapidement l’interlocuteur privilégié pour ce qui a trait au patrimoine aussi bien au sein de l’administration municipale, que parmi ses partenaires institutionnels, que ces derniers travaillent sur le volet valorisation (Office du tourisme) ou sur la dimension protection (Drac) 1082 . Adhérer à l’Ovpm et s’y référer légitime, au sein des administrations municipales, une sorte de compétence générale qui serait détenue par les municipalités urbaines pour s’occuper de la gestion locale des biens du patrimoine mondial, un droit reconnu dans le cadre d’un réseau de ville, lui-même habilité par des organisations internationales, de participer, voire de piloter, cette gestion. S’engager au sein de l’Ovpm conduit, à Québec comme à Lyon, à montrer un intérêt collectif pour le patrimoine et le patrimoine mondial et à minimiser les tensions et les conflits qui traversent l’élaboration d’actions urbaines portant sur le patrimoine, autrement dit à se montrer comme modèle.
Toutefois, si afficher cet intérêt pour des dynamiques généralement présentées comme contradictoires peut faciliter des actions conjointes, présenter comme exemplaire un certain périmètre de la ville en insistant sur le label est également sources de tensions et, partant, de difficultés pour gouverner l’ensemble du territoire communal, voire communautaire. C’est du moins ce que l’analyse du cas lyonnais laisse voir. Le changement de municipalité au printemps 2001 n’entraîne que quelques évolutions progressives du fonctionnement de la mission site historique alors qu’il marque l’arrêt brutal de la campagne de communication sur le patrimoine mondial 1083 , le patrimoine étant alors considéré par la nouvelle équipe municipale comme vecteur d’une image conservatrice et passéiste. L’arrivée de l’équipe Collomb engendre une inflexion dans les dynamiques à l’œuvre : d’abord portées par le « devoir de patrimoine » (faire de la qualité pour le touriste) les activités de la mission deviennent principalement orientées vers « l’appropriation des patrimoines par la population ». Ce glissement explique notamment les récits sur l’adhésion à l’Ovpm et les difficultés à concilier les représentations locales et les objectifs affichés dans un cadre plus général. Un élargissement du label et une redéfinition du patrimoine urbain pour fédérer plus largement au plan local sont alors donnés à voir.
En ce qui concerne Québec, l’usage de l’inscription comme levier pour le tourisme s’effectue dans la continuité des activités de valorisation du patrimoine historique de la ville, déjà largement mis en avant. En outre, l’Ovpm est d’abord pensée en fonction des « problématisations » telles que les élaborent les Québécois (cf. chapitre 5).
Ces difficultés ne sont pas propres à l’objet patrimoine, mais traversent l’ensemble des politiques urbaines. Pour une analyse des relations et des tensions entre Lyon, son environnement institutionnel et l’État français depuis les années soixante et sur les difficultés à gouverner cette ville, voir Jouve (Bernard), « Le réseau de villes comme territoire de la régulation : la métropole lyonnaise », dans Bernard Jouve, Christian Lefèvre (dir.), Métropoles ingouvernables : les villes européennes entre globalisation et décentralisation, Paris, Elsevier, 2002, p. 153-175.
Entretien avec Bruno Delas, chargé de mission Site historique – Ville de Lyon, 11 janvier 2001.
Voir le paragraphe « Lyon dans le paysage européen » (p. 55-57) et le « témoignage de la Ville de Rennes » (p. 81) dans Mission site historique de Lyon, Les Rendez-vous du patrimoine. Un guide pour l’action, Ville de Lyon, 2001 ; Mission Site historique, Zoom sur le site historique. Lieux, sites, évènements, acteurs du patrimoine urbain, Lyon, Ville de Lyon, 2001, p. 55-57.
Les explications sur ce qui fait patrimoine à Lyon s’appuie systématiquement sur cette expression comme en témoignent les ouvrages publiés par la Renaissance du Vieux Lyon et les documents émanant de la mission site historique : Mission Site historique, Zoom sur le site historique. Lieux, sites, évènements, acteurs du patrimoine urbain, Lyon, Ville de Lyon, 2001,
Mission site historique de Lyon, Les Rendez-vous du patrimoine. Un guide pour l’action, Ville de Lyon, 2001.
Un comité stratégique (constitué de six représentants de la municipalité, quatre de la Communauté urbaine de Lyon, un de l’Office du tourisme, un de la CCIL, deux de l’Aderly, un du Patrimoine Rhonalpin, un du musée Gadagne) a lieu le 23 janvier 2001 ; cette dynamique évolue considérablement après le changement d’équipe municipale. En parallèle, des séances de travail sont créées, dans le cadre de Millénaire 3, et portent sur la thématique du patrimoine – appréhendés sous différents volets (mobilisant essentiellement des associations). Elles se poursuivent et alimentent amplement les actions initiées par la municipalité ou la Communauté urbaine en 2005.
Entretien avec Bruno Delas, chargé de mission Site historique – Ville de Lyon, 11 janvier 2001.
Mission site historique de Lyon, Les Rendez-vous du patrimoine. Un guide pour l’action, Ville de Lyon, 2001, p. 82-83.
Rappelons que ces actions s’articulent toutes autour de la grande campagne de communication, d’action de sensibilisation de la population (en particulier de la jeunesse) tout au long de l’année et plus spécialement lors des journées du patrimoine – avec un renouvellement de la collaboration entre la municipalité et la Drac Rhône-Alpes –, de mise en valeur de lieux ou de points de vue dans le centre de Lyon, de création de ballades urbaines (identifiées par un logo) et enfin progressivement de déclinaisons de la notion de patrimoine dans les politiques d’aménagement urbain (l’élaboration de la charte d’occupation du domaine public du Vieux Lyon est ainsi facilitée par la référence à l’Unesco et l’obligation d’accueillir correctement les touristes, de même la réflexion sur la signalétique sur les territoires lyonnais et communautaires bénéficient de cette rhétorique).
Bruno Delas a suivi une formation dans un Institut d’études politiques, puis un DESS d’urbanisme. Il a participé au début des années quatre-vingt-dix à l’élaboration de la ZPPAUP de la Croix-Rousse, à la mission Pente Croix-Rousse et est depuis mars 2000 chargé de mission auprès de l’adjoint à la culture. Comme celui de Chantal Emond à Québec, le poste de Bruno Delas est rattaché au service municipal en charge de la culture. Ces deux individus ne sont toutefois pas architectes ou spécialistes du patrimoine, ils n’adhèrent pas individuellement à l’Icomos et présentent des profils assez différents des individus dénommés jusqu’à présent, dans cette recherche, savants du patrimoine. Il n’est pas, en outre, de leur ressort de travailler à la protection et à la conservation du patrimoine. Leurs missions consistent en la valorisation des patrimoines urbains inscrits sur la Liste du patrimoine mondial, en particulier auprès des populations lyonnaise et québécoise, à travers une approche transversale de l’objet patrimoine. Leurs principales activités correspondent ainsi à l’explicitation de ces patrimoines à travers des expositions ou des itinéraires, à la coordination d’action de sensibilisation (les journées européennes du patrimoine à Lyon, le 8 septembre à Québec, etc.) visant prioritairement les jeunes et les scolaires et surtout la participation à des politiques relevant du tourisme ou de l’urbanisme afin d’y diffuser des idées et des réflexions relatives au patrimoine.
Le comité technique est remplacé par une réunion annuelle entre les élus concernés (tourisme et affaires international, culture, urbanisme et éventuellement déplacements urbains, éducation, etc.) et la mission site historique dépend, à partir de fin 2002, du seul adjoint à la culture. Les activités du chargé de mission sont toutefois toujours destinées à assurer la transversalité des actions menées sur le patrimoine.