L’entreprise d’identification systématique et d’inventaire des éléments patrimoniaux faisant sens pour l’humanité s’apparente, au-delà d’un retour au tableau des « merveilles du monde » 1145 , à un processus de transnationalisation du patrimoine, c’est-à-dire à un processus qui confère à un site local les aspects transpatial et transtemporel, qui définit les caractéristiques de ce site pour qu’il puisse être identifié comme bien international. Les normes adoptées comme les pratiques promues correspondent toutefois largement à celles, développées un peu avant la ratification de la Convention de 1972, dans les pays européens et, partant, interrogent le caractère universel de l’entreprise.
L’approche comparée des procédures d’inscription lyonnaise et québécoise ainsi que l’observation des gestions du patrimoine mondial dans ces deux villes permettent de proposer quelques éclairages sur la fabrique du patrimoine mondial culturel. Selon nous, l’inscription sur la Liste participe du phénomène de patrimonialisation 1146 par un long processus politique initié par le local, processus que nous proposons de découper en quatre étapes. L’identification et la caractérisation locale du patrimoine ainsi que sa légitimation par l’institution compétente (généralement l’État 1147 ) constituent la première étape. Celle-ci correspond à la fabrique du patrimoine comme objet socio-politique à travers des confrontations et des régulations entre local et national visant principalement à stabiliser un récit officiel. Préciser cette première étape permet donc de souligner la continuité du travail politique, mise en évidence dans notre recherche, entre production du patrimoine historique et fabrique du patrimoine mondial. Une première représentation du patrimoine local et les principales raisons pour lesquelles il est important de le préserver deviennent alors officielles.
La deuxième séquence marque véritablement le lancement de la procédure d’inscription sur la liste du patrimoine mondial. Elle correspond à la transnationalisation des représentations de ce patrimoine. Elle peut être lue comme un processus de traduction : il s’agit de rendre les justifications locales compatibles avec une perception transnationale du patrimoine, avec la Convention internationale de 1972 et de montrer en quoi ce patrimoine est essentiel pour l’humanité. En ce sens, le patrimoine mondial devient un objet universel. Notre thèse a, en outre, montré que cette séquence résulte de tensions, de débats et de conflits politiques et surtout scientifiques, ainsi que d’enjeux professionnels et savants au sein desquels des acteurs locaux sont largement impliqués.
Des débats et des enjeux similaires président à la réalisation de la troisième étape ; les conflits politiques, les enjeux entre Etats et les logiques diplomatiques interétatiques se font toutefois plus prégnants. Cette séquence correspond à la légitimation internationale du patrimoine mondial, c’est-à-dire à l’inscription effective sur la Liste. La « valeur universelle exceptionnelle » 1148 est alors officiellement validée à travers des « décrets publics patrimoniaux » que délivre le Comité du patrimoine mondial. La deuxième partie de la thèse souligne que cette étape peut être assimilée à une « dépolitisation » de l’objet patrimoine historique. En effet, suite au conflit d’interprétations entre acteurs de scènes nationales et locales dont résulte la production du patrimoine historique national, le patrimoine mondial est produit par des conflits d’interprétations entre des acteurs de scènes locales, nationales et internationales. Dès lors, ce conflit d’interprétations remet en cause le récit officiellement décrété lors de la production du patrimoine historique.
Enfin, la marchandisation du patrimoine par des acteurs essentiellement locaux, mais également nationaux et internationaux achève la transformation de ce patrimoine en produit touristique et en label international. Deux phénomènes conjoints se produisent alors. Une sorte de retour au monde de l’objet patrimoine apparaît à travers l’expression de la fierté et les questions que soulèvent l’annonce d’une inscription dans la ville. Elle s’accompagne, ensuite, d’une certaine politisation à l’échelle municipale de la gestion du label Ville du patrimoine mondial et d’un positionnement des municipalités urbaines au sein de l’espace transnational. Plusieurs phénomènes expliquent que le patrimoine mondial est utilisé comme emblème de la ville et comme produit touristique : la quête de reconnaissance internationale de la municipalité concernée, le développement de « problématisations » du patrimoine en termes touristiques et économiques ou encore des représentations locales antérieures propices à la mise en œuvre de politiques de valorisations touristiques. Le voyage des objets patrimoine historique (les récits officiels caractérisant ces patrimoines) à travers les différentes scènes de l’espace transnational produit un bien présenté comme universel. Ce dernier tend à donner davantage de marge de manœuvre aux municipalités urbaines pour appréhender la notion de patrimoine. Elles apparaissent d’abord plus enclines à revendiquer certains pans de leur histoire ou à renouveler certains récits identitaires, et donc à retravailler les récits officiels. L’inscription sur la Liste du patrimoine mondial ravive ainsi l’usage du patrimoine comme vecteur d’identités et réaffirme une représentation collective de la ville. C’est alors l’un des éléments constitutifs du patrimoine historique qui pourrait être remis en cause, son existence étant établie pour rappeler le poids du passé dans la formation historique de la nation : les acteurs locaux pourraient ainsi revoir la façon dont ils perçoivent leur rapport à l’État (respectivement à la province pour Québec). Ces municipalités urbaines disposent ensuite d’une légitimité accrue dans la « problématisation » du patrimoine comme enjeu de l’aménagement urbain (cf. infra). Enfin, et plus largement, elles s’arrogent une responsabilité dans la gestion collective des biens du patrimoine mondial, notamment grâce à l’existence de l’Ovpm.
La coproduction entre des acteurs locaux, nationaux et internationaux, dont résulte le patrimoine mondial, porte sur les objets biens du patrimoine mondial, sur les définitions et les interprétations de la notion de patrimoine mondial ainsi que sur les normes qui président à sa gestion. L’analyse comparative invite toutefois à relativiser le caractère universel de la notion de patrimoine mondial : elle montre en effet que les histoires des fabriques de biens du patrimoine mondial sont aussi nombreuses que ces biens, qu’elles sont complexes et relativement indépendantes les unes des autres. En outre, à l’issue de cette recherche, il apparaît que les dimensions internationale et universelle de ce travail collectif laissent place à une réappropriation locale et à la consolidation du label international initialement visé par les élites municipales. Les agents ou les représentants des administrations étatiques conservent toutefois l’essentiel de leurs prérogatives relatives aux normes portant sur la gestion du patrimoine national. La fabrique du patrimoine mondial, en s’inscrivant dans la suite de la production de patrimoines nationaux tout en créant les conditions d’une rupture avec cette production, nous semble donc permettre de poursuivre, dans un domaine spécifique, les réflexions engagées autour de la constitution d’un nouvel espace politique pour les villes 1149 , autour d’un renouvellement des régulations et de la répartition des compétences entre le local, le national et l’international et, partant, autour de la ressource que pourrait constituer le transnational pour des municipalités urbaines.
Comme le souligne André Chastel, voir Chastel (André), « Le patrimoine », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, Quarto, 3 Tomes, 1997, p. 1463.
Dont il est beaucoup question depuis quelques années, sans toutefois qu’une définition stabilisée n’est vue le jour.
Dans le cas de la France, Yvon Lamy parle d’ailleurs d’étatisation du patrimoine. Voir Lamy (Yvon) (dir.),L’alchimie du patrimoine…., op. cit., p. 11.
Unesco, Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, Stockholm, 1972.
Le Galès (Patrick), Le retour des villes européennes…, op. cit., p. 106.