2. Des relations Villes-État structurantes dans l’espace transnational

L’observation comparée des logiques à l’œuvre dans la fabrique de biens du patrimoine mondial et dans la gestion du label Ville du patrimoine mondial nous a conduite à souligner la multiplicité des scènes d’action et la diversité des profils des participants à l’espace transnational de circulation structuré autour du patrimoine mondial. La procédure d’inscription sur la Liste n’en est pas moins contrainte et ordonnée par un ensemble de facteurs : les stratégies des acteurs au sein de l’espace transnational sont influencées par les dispositifs institutionnels existants, par les organisations politico-administratives des Etats, par les cultures nationales au sein desquelles ils évoluent quotidiennement et, enfin, par des processus d’ajustements mutuels où enjeux et tensions entre Etats ou encore ambitions personnelles apparaissent vifs et souvent décisifs. La thèse a montré que si les Etats intervenaient relativement peu directement lors de cette procédure, leurs représentants ou leurs agents orientent d’abord amplement les enjeux et les débats internationaux portant sur la définition du patrimoine mondial et sur l’élaboration de normes relatives à sa protection et à sa conservation. Par conséquent, ils influencent la procédure d’inscription, la production de biens du patrimoine mondial ainsi que l’accès d’acteurs locaux à des scènes nationales et internationales. Mieux, leur présence importante comme le portage politique des activités liées au patrimoine mondial par une organisation internationale sont ensuite à l’origine de plusieurs phénomènes conjoints.

En s’inscrivant dans la continuité du travail politique présidant à la production de patrimoines historiques, la fabrique du patrimoine mondial détermine amplement les éventuels effets et usages d’une inscription sur la Liste : les normes et les réglementations nationales demeurent le cadre de référence de la gestion des biens du patrimoine mondial. L’inscription saisie et présentée comme un don de l’Unesco permet, dans un contexte défini jusqu’alors essentiellement par un palier gouvernemental, de ne pas mettre trop rapidement en débat les pratiques et les politiques de protection du patrimoine telles qu’elles sont déclinées au plan local ou national. Autrement dit, la présentation des inscriptions sur la Liste comme des dons de l’Unesco peut s’expliquer par la volonté de ne pas modifier les relations entre municipalités et État. Ces derniers sont alors présentés comme des soutiens pour les municipalités urbaines. De fait, les gouvernements étatiques représentent une manne financière que les municipalités actionnent régulièrement et qu’elles souhaitent conserver. Ces dernières leur font également porter la responsabilité des politiques de protection et leurs résultats vis-à-vis de leurs administrés ainsi que face aux organismes situés au-delà des Etats. En adoptant une telle posture, ces dernières tendent à renforcer leurs interdépendances avec les institutions étatiques comme celles entre administrations nationales et organisations internationales pour ce qui a trait à la protection et à la conservation du patrimoine.

Ce contexte permet ensuite aux élus municipaux de marquer une différence entre les activités portées par l’Unesco et les Etats et celles qu’eux-mêmes élaborent à partir du patrimoine mondial. Cette différenciation dépend amplement du contexte national (et des répertoires d’action collective constitués dans les interactions entre municipalités et gouvernements). Les relations et les modes de régulations développés progressivement autour de la définition et de la gestion du patrimoine entre Etats et municipalités conditionnent les effets et les usages d’une inscription sur la Liste du patrimoine mondial et, partant, les investissements municipaux au sein de l’espace transnational de circulation. Les circulations d’individus comme les relations informelles sont en effet essentielles dans la définition des usages d’une inscription sur la Liste. Les informations relatives au patrimoine mondial, celles sur les actions pensées et mises en œuvre au-delà des Etats ou encore les pratiques urbaines circulent entre les différentes scènes affiliées à l’espace transnational via des voyages et des rencontres entre des élus ou des employés municipaux, des adhérents de l’Icomos international ou encore des représentants ou des agents de l’Unesco. La thèse a montré que les comportements des acteurs étaient également déterminés par les formes particulières des circulations dans lesquelles ils sont impliqués, notamment par celles qui ont lieu lors de la procédure d’inscription. Ces acteurs doivent en effet gérer les contraintes liées aux relations d’interdépendance (entre municipalités urbaines et gouvernements étatiques, au sein de l’Icomos international, etc.) dans lesquelles ils se trouvent placés quotidiennement ainsi qu’à leur participation à la fabrique et à la gestion des biens du patrimoine mondial. De fait, des acteurs nationaux participent aux processus d’import-export et aux circulations, voire les structurent en grande partie.

Les organisations politico-administratives nationales conditionnent donc largement la fabrique du patrimoine mondial ainsi que sa gestion et, partant, la participation des municipalités urbaines à l’espace transnational. Les interdépendances entre municipalités urbaines et État, dans le domaine de la protection du patrimoine, sont finalement accrues par les interactions avec l’Unesco et ses organes consultatifs. Un tel constat questionne donc très directement la thèse de la montée en puissance des villes au plan international et invite à revenir plus spécifiquement sur les façons dont le transnational est mobilisé par les municipalités urbaines. Dans le cadre strict de la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial (qui ne prévoit pas ou peu la valorisation des biens du patrimoine mondial), la thèse montre qu’il s’agit moins d’une montée en puissance d’un acteur que de la reconfiguration des relations et des régulations entre les scènes concernées.