3. Espace transnational et modes de gouvernement urbain

La gestion du label Ville du patrimoine mondial par les municipalités urbaines est donc principalement orientée par des ambitions municipales de rayonnement international et de notoriété. Elle s’appuie, en outre, sur l’expérience et les pratiques développées par des acteurs locaux en coopération avec les administrations étatiques pour que les élus municipaux puissent se présenter et se montrer comme modèles de la « bonne gestion » du patrimoine urbain. La thèse a montré comment la « nécessité » d’agir sur le patrimoine a acquis, progressivement au sein des villes, la force de l’évidence en se référant d’abord et avant tout à la concurrence entre villes ainsi qu’à une sorte d’affiliation à une organisation internationale. La présence de cette dernière agit comme une contrainte morale. Les configurations d’acteurs traditionnelles, stabilisées au cours des années soixante à travers les modes de régulations entre municipalités et État, sont alors partiellement perturbées. Deux explications peuvent ainsi être proposées. La « nécessité » d’agir se décline d’abord, pour les élus municipaux, en termes de valorisation ; ils sont confirmés dans cette perspective par les engagements rapides des dirigeants des Offices de tourisme. Cette « nécessité » engendre alors des réflexions et des débats sur les attentes et les objectifs associés aux politiques publiques portant sur le patrimoine en donnant une autre légitimité aux logiques de valorisation. L’inscription sur la Liste du patrimoine mondial est, ensuite, utilisée comme outil de légitimation des stratégies de promotion du label (et au-delà de communication sur la ville) ainsi que des volontés de consolidation des politiques de protection du patrimoine 1153 . Mieux, il devient progressivement impossible aux élus municipaux, à la suite d’un tel processus, de se prononcer contre la protection du patrimoine urbain et, partant, de s’opposer à une participation municipale à quelques-unes des activités politiques et scientifiques portant sur le patrimoine mondial. La question de l’adhésion à l’Ovpm, pour les municipalités de pays riches, n’est, par exemple, quasiment pas l’objet de discussion et les conflits autour de démolition ou de réhabilitation de bâtiments ou de quartiers sont à nouveau nombreux. Enfin, l’approche comparée montre que la « nécessité » d’agir sur le patrimoine s’impose avec d’autant plus de force que le domaine d’intervention structuré autour du patrimoine urbain (à travers les régulations entre municipal et gouvernement(s) étatique(s) et l’existence de répertoires d’action collective notamment) était peu contraignant (comme c’est le cas pour Québec). Les élus municipaux se trouvent alors contraints d’afficher en actes et en discours leur attachement à un objectif déterminé au sein de l’espace transnational de circulation, porté principalement par une organisation internationale et pour lequel les possibilités de déclinaisons locales sont finalement assez restreintes.

Les effets en retour des cooptations d’acteurs municipaux dans des activités pensées au-delà des Etats portent, en outre, principalement sur le « petit patrimoine », expression visant à désigner le patrimoine non répertorié par l’État. Reste que cet impératif de protection du patrimoine local semble rapidement se diffuser au sein de la population, bénéficiant sans doute également de l’engouement actuel pour le patrimoine. De fait, les enquêtes de terrain pointent que les processus d’apprentissage du patrimoine mondial, auprès de la population, portent d’abord sur la notion de patrimoine 1154 (dans ses dimensions protection et valorisation) et, dans un second temps seulement, sur l’aspect international de la politique menée par l’Unesco. Le patrimoine mondial reste donc l’objet de savants du patrimoine et il est pensé principalement dans la continuité de l’objet patrimoine. Il engendre finalement essentiellement la mise en œuvre d’actions publiques locales s’apparentant à des « politiques symboliques » 1155 . Il est d’ailleurs loin de susciter des mobilisations locales similaires à celles engendrées par des candidatures à l’organisation des Jeux Olympiques ou par de grands projets urbains : il n’est pas saisi comme projet collectif au plan local. Il n’est pas non plus pensé comme vecteur d’intégration politique et sociale par la Communauté urbaine de Lyon ou par la Communauté métropolitaine de Québec et, au contraire, pourrait renforcer certains problèmes d’intégration politique. En pointant en outre l’homogénéité des acteurs locaux revendiquant de participer à la gestion du label international dans la continuité des politiques établies précédemment, l’étude comparée des procédures lyonnaise et québécoise invite à nuancer, dans le domaine d’intervention publique lié au patrimoine, la thèse d’une « transformation radicale de la place de l’État » 1156 . La place du gouvernement provincial dans la gestion du patrimoine historique ne présente pas de mutation forte suite à l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial. La notion de patrimoine, dont l’existence est profondément associée à la formation historique de la nation, rend sans doute très délicate la mise en question du rôle de ces gouvernements dans l’identification et la gestion des objets patrimoniaux, vecteurs de l’identité ou de l’histoire nationale.

Les consensus obtenus à Lyon et à Québec sur les gestions du label sont toutefois le produit de processus collectifs qu’aucun acteur n’est en mesure de maîtriser. Aussi, ce contexte permet aux élus municipaux, de jouer simultanément sur plusieurs registres de légitimation et de tenir différents propos en fonction des scènes où ils s’expriment. L’existence de l’Ovpm renforce ces registres de légitimité.

Notes
1153.

La tension entre politiques de protection du patrimoine et ambitions de valorisation est donc à nouveau donnée à voir.

1154.

Le patrimoine mondial est alors saisi comme une catégorie de patrimoine qui semble, sinon générer, du moins renforcer l’émergence d’une autre catégorie : le « petit patrimoine » (cf. infra).

1155.

Telle que la définit Murray Edelman. Edelman (Murray), Pièces et règles du jeu politique, Paris, Le Seuil, 1971 ; Edelman (Murray), Politics as symbolic action : mass arousal and quiescence, Chicago, Markham, 1971.

1156.

Duran (Patrice), Thoenig (Jean-Claude), « L’État et la gestion publique territoriale », Revue Française de Science Politique, vol. 46, n° 4, 1996, p. 580-623, p. 622.