4. L’Ovpm ou la capacité des villes à peser dans l’espace transnational

Définir les limites de l’espace transnational de circulation est donc complexe. Certains acteurs ou groupes d’acteurs s’y insèrent en effet le temps d’une activité, d’autres l’investissent pendant quelques années puis s’en retirent ou modèrent leur participation. L’observation comparée des adhésions lyonnaise et québécoise à l’Ovpm révèle des différences importantes dans le type et la forme de leurs participations confirmant ainsi l’hypothèse que toutes les municipalités ne développent pas les mêmes représentations de l’international ou du transnational et n’y projettent pas les mêmes ambitions, ni les mêmes attentes. Plus largement, ces représentations et ces attentes évoluent, y compris pour un même objet, au cours du temps. Certaines équipes municipales utilisent, par exemple, davantage l’outil réseau international de villes que d’autres. De fait, la municipalité lyonnaise s’est d’abord emparée de l’inscription sur la Liste pour promouvoir la ville, adhérant à l’Ovpm sans pour autant investir les activités développées dans ce cadre. Le changement d’équipe municipale a engendré une forte évolution : l’arrêt brutal de la campagne de communication et progressivement une participation plus entreprenante aux activités de l’Ovpm. L’équipe de Gérard Collomb, à Lyon, s’est engagée petit à petit dans des partenariats et des activités de définition du patrimoine mondial, sous l’égide de la Convention France-Unesco, donc principalement dans une perspective de coopération décentralisée. Notre enquête souligne que l’Ovpm est moins investie par les Lyonnais comme lieu de lobbying auprès de l’État ou de l’Unesco que comme outil de légitimation pour justifier une plus grande implication dans les politiques portant sur le patrimoine (renforçant ou redéfinissant alors les interdépendances entre la municipalité et l’État). Cet investissement est essentiellement le fait d’employés municipaux qui se rapprochent alors davantage des activités et des pratiques établies conjointement avec l’État. Les acteurs Lyonnais ne cherchent donc pas à remettre en jeu, à travers l’adhésion à l’Ovpm, les modes de production des politiques de protection du patrimoine. L’enjeu international lié au patrimoine mondial est décliné, à Lyon, dans une perspective très similaire à ceux qui ont favorisé le développement des jumelages 1157 . Le processus d’européanisation auquel participe la municipalité lyonnaise a d’ores et déjà contribué au renouvellement des représentations locales de la dialectique Ville-État.

Les Québécois, a contrario, investissent l’Ovpm d’abord en termes de notoriété et de rayonnement international. Le réseau de villes est appréhendé comme lieu de lobbying et comme vecteur d’autonomisation à l’égard des gouvernements provincial et fédéral, y compris dans l’élaboration d’actions publiques portant sur la protection du patrimoine. Ces velléités d’autonomisation profitent des tensions entre gouvernements fédéral et provincial sur l’identification du patrimoine national. En outre, le domaine d’intervention publique relatif à la protection du patrimoine était beaucoup moins institutionnalisé au Québec qu’en France avant les inscriptions sur la Liste. Des enjeux politiques sont donc fortement ravivés. L’Ovpm est ainsi d’abord investi, à Québec, par les élites politiques municipales. L’enjeu international demeure présenté, par les élus de la capitale québécoise, comme une activité de paradiplomatie et le transnational est saisi comme une opportunité pour redéfinir les représentations locales des relations entre municipalité et gouvernements provincial et fédéral. La dimension labellisation permet donc d’établir un lien entre les velléités de rayonnement international des municipalités urbaines et les politiques de protection du patrimoine. La fabrique du patrimoine mondial sert toutefois relativement peu les premières alors qu’elle engendre quelques renouvellements dans les normes (y compris internationales et parfois nationales) et les pratiques dans le champ de l’action publique portant sur le patrimoine.

Lyonnais et Québécois s’évertuent toutefois à développer (dans le cadre du réseau, comme au plan local) des instruments et des dispositifs leur permettant de maintenir ou de développer une certaine autonomie à l’égard des Etats et des autres scènes de l’espace du patrimoine mondial pour ce qui a trait à la gestion du label international. Les adhérents de l’Ovpm cherchent, en particulier, à maîtriser les effets en retour, à l’échelle locale, de participations municipales à de tels réseaux. Ils écartent également tant que possible les risques d’affrontements directs avec les Etats ou l’Unesco, en déplaçant les objectifs des activités portant sur le patrimoine, et pensées dans le cadre de l’Ovpm, vers la dimension valorisation, et en se présentant systématiquement comme un modèle pour les autres villes. Leur participation à ce réseau de villes comme leur volonté d’exemplarité engendrent deux phénomènes conjoints. Elles participent, d’abord, de la constitution et de la diffusion de savoirs particuliers sur le patrimoine mondial et sur sa gestion au sein des villes en s’appuyant largement sur les organismes internationaux réunissant des savants, des professionnels et des spécialistes du patrimoine. C’est finalement à travers la constitution progressive de ce savoir et à travers l’implication plus directe de quelques acteurs locaux dans les activités des comités nationaux de l’Icomos que des évolutions perceptibles des pratiques urbaines ou des manières de penser la gestion du patrimoine se font jour 1158 . Ces pratiques renouvelées sont toutefois essentiellement appliquées sur des objets identifiés comme patrimoine par les autorités municipales et non sur le patrimoine national. Autrement dit, l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial et la participation à l’espace transnational sont propices à quelques phénomènes d’import-export et de transferts de politiques publiques sur lesquels les Etats exercent une influence largement visible. En soulignant ainsi l’importance des circulations dans l’élaboration des gestions des biens du patrimoine mondial, la thèse invite à questionner les inventions de politiques publiques. L’invention peut en effet impliquer l’imitation (résultat de circulations ou d’import-export) ainsi que l’innovation, dans la mesure où des processus de réappropriations des actions importées ont lieu. La thèse pointe ainsi qu’il reste difficile pour l’analyste d’identifier précisément les actions relevant d’une véritable innovation locale de celle résultant de circulations et de réappropriations. Participation et volonté municipale d’exemplarité permettent ensuite aux municipalités urbaines de peser sur l’espace transnational de circulation et d’accéder à nombre des ressources et des répertoires d’action collective qu’il propose.

Le label Ville du patrimoine mondial et donc le transnational se présentent finalement comme une source de légitimité pour les municipalités urbaines à deux titres. Les municipalités font face, depuis quelques années, à de fortes exigences citoyennes à l’égard du cadre de vie, du développement économique ainsi que du patrimoine 1159 . Dans ce contexte, le label permet d’afficher des préoccupations et des réponses municipales à ces problèmes publics. Mieux, en se présentant comme exemple et modèle d’une « bonne gestion » urbaine du patrimoine dans le cadre de l’Ovpm et dans l’espace transnational, les municipalités se légitiment dans cet espace et déplacent vers d’autres centres d’intérêts les activités scientifiques et politiques telles qu’elles sont déclinées dans le cadre de la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial 1160 , en même temps qu’elles sont amenées à prendre en compte certains paramètres de cette Convention. Ce déplacement est possible parce que les conséquences auxquelles sont exposés les différents acteurs de l’espace transnational sont finalement perçues comme assez faibles et parce que d’autres contraintes de légitimation y interviennent : des contraintes nationales et professionnelles par le biais de l’Icomos international, par exemple. Les populations, les partenaires locaux ainsi que les autres individus de l’espace transnational que les municipalités doivent d’abord convaincre ne disposent finalement que de peu de moyens pour vérifier la véracité et la validité de ce qui leur est présenté (les acteurs municipaux apprennent ce contexte lors de la procédure d’inscription). La généralité des valeurs sur lesquelles est fondée la notion de patrimoine mondial 1161 et le manque de professionnels ou de savants limitent actuellement la mise au point de normes d’évaluation de la gestion des biens du patrimoine mondial. En outre, la structuration même de l’espace transnational de circulation tend à présenter les Etats comme les acteurs devant assumer la responsabilité de la gestion du bien du patrimoine mondial (sa protection et sa conservation notamment). Les renouvellements des représentations municipales du patrimoine et du patrimoine mondial au cours de la procédure d’inscription et, plus encore, lorsque les municipalités adhèrent à l’Ovpm restent fortement marqués par les logiques nationales et les pratiques étatiques relatives au patrimoine historique.

L’objet patrimoine mondial engendre donc une « nécessité » municipale de participer à ces activités politiques et scientifiques. Les municipalités urbaines deviennent finalement, à travers les inscriptions sur la Liste du patrimoine mondial, partie prenante de l’espace transnational. Elles peuvent participer à la définition de certaines des normes ou des rites de cet espace ainsi que des pratiques qui y sont promues. Les acteurs locaux prenant part à ces activités sont toutefois davantage des savants du patrimoine que des « experts de l’internationalisation des villes » 1162 . Les élus municipaux conservent a priori un univers de possibles assez large quant à la forme des participations officielles des villes à l’Ovpm et réussissent, à plus ou moins long terme, à en maîtriser la plupart des effets en retour grâce notamment à leur implication dans des échanges, des transferts et des circulations entre villes dans le cadre de l’Ovpm. Enfin, la présence et l’implication politique des municipalités urbaines au sein de l’espace transnational ne s’accompagnent pas d’une transformation radicale des modes de régulation avec l’État, ni de celle de la place de l’État ou des organisations internationales dans le domaine du patrimoine. La Liste du patrimoine mondial tend toutefois à brouiller les compétences de chacun des niveaux, surtout pour ce qui a trait à la valorisation de ces biens, et à poser la question de l’accès des municipalités aux différentes scènes. Ce brouillage porte plus encore sur ce qui n’est pas identifié, décrété comme patrimoine mondial ou patrimoine national. Si une sorte de répartition des compétences semble se faire jour entre gouvernements étatiques et municipalités urbaines dans la gestion des biens du patrimoine mondial grâce notamment à la structuration de l’Ovpm, l’espace transnational de circulation impose plutôt des logiques de coordination aux acteurs (dans la continuité de celle établie auparavant) et facilite une « recherche permanente sur les règles du jeu » 1163 . Ces logiques de coordination répondent d’abord au souci des différents décideurs d’éviter l’apparition de nouveaux problèmes et de limiter les conséquences néfastes des actions entreprises. Ils répondent ensuite, en l’absence d’une autorité hiérarchique ou d’un acteur maîtrisant l’ensemble des processus de fabrique et de gestion des biens du patrimoine mondial, au fait que les différents protagonistes cherchent à défendre leurs propres intérêts tout en veillant à rendre les actions qu’ils proposent acceptables par les autres. Le transnational constitue finalement une ressource pour les municipalités urbaines dans leur positionnement concurrentiel et dans leurs modes de gouvernement. Il renforce en effet leur visibilité et leur légitimité politique au-delà des frontières nationales ou étatiques et favorise leur participation à un espace sans autorité hiérarchique unique. Cet espace transnational est toutefois largement structuré par les Etats. Il peut ainsi devenir une contrainte pour l’action publique urbaine en déterminant certaines limites de la « bonne gestion » du patrimoine mondial.

Notes
1157.

Voir Vion (Antoine), La constitution des enjeux internationaux dans le gouvernement des villes françaises (1947-1995), Thèse de science politique, Rennes I, 2001.

1158.

Si l’Ovpm n’est pas créée directement dans le cadre d’un programme d’une organisation internationale – comme c’est le cas du réseau Healthy cities avec l’OMS –, elle produit des phénomènes similaires en termes de renouvellement des interprétations et des représentations des problèmes et des politiques au plan local : les principes prônés par l’Unesco et ses organes consultatifs s’affirment comme normes de l’action publique urbaine portant sur le patrimoine. Voir Hassenteufel (Patrick), Le Bihan-Youinou (Blanche), Loncle-Moriceau (Patricia), Vion (Antoine), « L’émergence problématique d’une nouvelle santé publique. Forums d’action publique et coalitions de projets à Rennes et à Brest », dans Didier Fassin, Les figures urbaines de la santé publique. Enquêtes sur des expériences locales, Paris, La découverte, 1998, p. 84-109.

1159.

Les travaux portant sur la gouvernance le soulignent majoritairement. En ce qui concerne le patrimoine, la prolifération de recherche portant sur cet objet témoigne de l’engouement actuel. Certains auteurs s’en font également l’écho, voir par exemple Rautenberg (Michel), La rupture patrimoniale, Grenoble, A la Croisée, 2003. Cet ouvrage ainsi que celui d’Yvon Lamy ont, en outre, montré comment l’objet patrimoine est saisi par les politiques et les acteurs locaux. Le patrimoine devient d’ailleurs, selon ce second auteur, une réponse collective à la crise économique, à la crise de la modernité et à la crise des valeurs. Lamy (Yvon) (dir.), L’alchimie du patrimoine…, op. cit.

1160.

On retrouve alors la volonté des élus municipaux de distinguer les actions qu’eux-mêmes initient de celles réalisées par l’Unesco ou les Etats.

1161.

Le patrimoine mondial est fondé sur la conscience universelle d’un droit au respect de certains biens transnationaux. Yvon Lamy note en outre qu’entre le patrimoine produit par l’étatisation de biens culturels et historiques et le patrimoine commun de l’humanité, « la science économique s’introduit [et] érige le patrimoine en vecteur de satisfaction culturelle et en quête d’un bien-être individuel et/ou collectif ». Lamy (Yvon) (dir.),L’alchimie du patrimoine..., op. cit., p. 227.

1162.

Pinson (Gilles), Vion (Antoine), « L’internationalisation des villes comme objet d’expertise », Pôle sud, n° 13, 2000, p. 85-102.

1163.

Jouve (Bernard), Négrier (Emmanuel) (dir.), Que gouvernent les régions d’Europe ? Echange politique territorialisé et mobilisations régionales, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques Politiques, 1998.