Remarques sur les conditions d’utilisation de ces sources et sur les biais introduits dans l’analyse

Le choix de construire ainsi la liste des enquêtés et les difficultés que nous avons rencontrées dans la mise en place de cette enquête induisent toutefois des biais dans l’analyse. Nous avons tenté de palier certains d’entre eux ; il convient toutefois de garder ces biais à l’esprit. Il nous a d’abord été difficile de parler directement du patrimoine mondial avec nos enquêtés, peu se sentant directement concerné par cet objet. Les angles d’approche de cet objet, les rapprochements avec d’autres politiques urbaines. ont donc essentiellement été choisis sur notre initiative. Nous avions élaboré ces rapprochements à partir des entretiens exploratoires, des conclusions du mémoire de DEA, des travaux existants sur le patrimoine ainsi que des documents écrits (en particulier des articles de presse). Reste que certaines déclinaisons de cet objet ont sans doute été minimisées et d’autres accrues. La célérité avec laquelle les enquêtés liaient le patrimoine mondial et leurs activités quotidiennes constituaient cependant un indicateur important pour repérer les représentations que chacun se faisait de cet objet et caractériser l’intérêt qu’il lui portait.

La liste des enquêtés ainsi établie a pu conduire également à minimiser certains conflits, certaines oppositions et certaines tensions traversant les différentes scènes observées. Nos interlocuteurs étaient, en général, peu enclins à évoquer des concurrences politiques ou professionnelles ainsi que les tensions qui ont pu émerger lors de la procédure d’inscription ou encore les crises qui traversaient leurs relations. L’objet patrimoine mondial et la posture d’exemplarité dans laquelle se plaçaient systématiquement nos interlocuteurs à l’égard de cet objet expliquent sans doute en grande partie cette difficulté. De manière assez singulière, certains des interviewés ont évoqués d’eux-mêmes des conflits et des tensions : il s’agissait alors d’individus en fin de parcours professionnel, généralement membres ou anciens membres de l’Icomos ou de délégations du Comité du patrimoine mondial (voir par exemple les entretiens avec Michel Bonnette, Christina Cameron, Olivier Poisson). Nous avons finalement pu prendre conscience de ces conflits en multipliant les entretiens, en élargissant les questions le plus possible à d’autres biens du patrimoine mondial pour inviter les enquêtés à effectuer eux-mêmes des comparaisons et surtout en consultant les courriers, les comptes-rendus et les rapports relatifs à Lyon ou à Québec échangés entre les différentes partie-prenante.

Les conflits politiques (notamment entre élus municipaux et gouvernements nationaux) sont restés relativement complexes à saisir dans la mesure où nous n’avons pu rencontrer directement ni Raymond Barre, ni Gérard Collomb, ni même leurs adjoints concernés par l’inscription sur la Liste ou par sa gestion (pas plus que les ministres de la Culture ou leurs proches collaborateurs) et où les entretiens menés auprès de Jean Pelletier et Jean-Paul L’Allier sont restés assez superficiels. De même les tensions partisanes qui ont présidé à l’identification de patrimoine historique apparaissent relativement peu à travers les enquêtes de terrain telles que nous les avons menées. La dimension internationale du patrimoine mondial venant en partie gommer ou masquer certains conflits. Nous avons eu, quand cela était possible, recours à leurs collaborateurs les plus proches ainsi qu’aux agents municipaux et étatiques. Certains se sont d’ailleurs révélés assez libres quant au ton adopté ou aux informations données.

Nous avons également eu très peu accès aux acteurs économiques (promoteurs ou acteurs du tourisme). Les tentatives effectuées pour rencontrer ces acteurs se sont presque systématiquement révélées infructueuses, ces individus n’ayant « rien à dire sur le sujet » que, d’ailleurs, ils « ne connaissent pas et ne gèrent pas ». Si la thèse souligne ainsi que les récits relatant l’importance des effets d’une inscription sur la Liste en termes économiques sont nombreux et constituent des explications à l’élaboration de stratégies de valorisation et de communication, nous ne sommes donc pas capables de mesurer ces effets, ni même de dire comment ces acteurs économiques les perçoivent et les saisissent. Seuls les entretiens auprès des dirigeants des Offices du tourisme et des congrès de Lyon et de Québec et l’analyse de brochures ou de documents officiels nous apportent quelques éléments.

Enfin, si nous avons pu consulter sans aucun problème les documents présents dans le centre de documentation Unesco-Icomos et accéder une fois à la salle des archives du Centre du patrimoine mondial, nous n’avons pas été autorisée à travailler à partir des documents classés confidentiels par les agents de ces organismes. De fait, nous avons constaté qu’un certain nombre de courriers obtenus à Québec (par Léonce Naud) ne figurait pas dans le dossier d’inscription de l’arrondissement historique de Québec présent à Paris. En outre, les entretiens menés auprès des agents de ces organismes n’ont fait que confirmer que la présentation homogène et sans conflit des travaux et des collaborations entre Unesco et Icomos masquait en réalité des luttes d’influence et de pouvoir dont seul un travail centré sur ces deux organismes pourrait réellement rendre compte. Ces conflits dépassent en effet amplement la seule fabrique de la Liste du patrimoine mondial tout en engendrant des conséquences importantes sur cette fabrique.