3. La citoyenneté par le brassage urbain et à condition de proposer des schémas de réussite sociale, notamment en garantissant la mobilité des citadins

Il est pourtant difficile de lire cette construction citoyenne dans les fresques sur les grandes agglomérations subsahariennes. La plus grande misère y côtoie l’opulence démesurée. Les citadins fortunés se cloîtrent dans des quartiers sécurisés pour échapper aux agressions. Les plus pauvres sont encore plus exposés au banditisme sous ses formes les plus violentes. Avec la crise des Etats et de son système de redistribution, le jeune citadin pauvre « sans parapluie ni godasse » 4 ne pourra poursuivre une longue scolarité et dispose de très peu d’alternatives. C’est ainsi que de nombreux adolescents et jeunes adultes se tournent vers le banditisme ou la prostitution. Comment la citoyenneté peut-elle se construire dans le contexte de crise économique et de crise de gouvernementalité que traversent les Etats subsahariens et de quelle citoyenneté s’agira-t-il ?

A partir du terrain particulier de Douala, G. Séraphin pense que l’évolution de la cité 5 dépend de la façon dont sera gérée l’angoisse décuplée par la crise. C’est cette angoisse qui est à l’origine de l’engouement des citadins africains pour les « mouvements religieux non-conformistes ». A. Dubresson et J.-P. Raison notent ainsi un nombre de « sectes » défiant l’inventaire et qui ne cesse d’augmenter. C’est de ce côté là également qu’il faut chercher les germes de conflits entre « autochtones » – ceux qui auraient vu la ville se développer sur leurs terres ancestrales – et « allogènes »– les autres, ceux qui auraient « spolié » les premiers de leurs propriétés foncières. Pour M. Arnaud , les conditions de sécurité dans les grandes métropoles africaines reposaient jusque là sur trois types d’explications : les liens communautaires, des cultures basées sur le refoulement massif de la pulsion d’agressivité et un contexte économique favorable. Or, avec la crise des Etats, la « machine à intégrer » est en panne tandis que le relâchement des liens communautaires continue et que les citadins s’éloignent de plus en plus des cultures ancestrales. M. Ndiaye et P. Jacolin établissent un lien directe entre, d’un côté, l’appauvrissement des citadins, la destruction des réseaux de solidarité et l’individualisation, et de l’autre, le développement de l’insécurité dans les villes africaines. M.-A. Pérouse de Montclos , dans son analyse des mécanismes de violence urbaine en Afrique subsaharienne s’inquiète également des conséquences de la crise économique subsaharienne : « Plus que la pauvreté, ce sont en réalité la paupérisation et le déclassement social des citadins qui, dans un contexte de pénurie, font violence, générant un sentiment de frustration, poussant à l’agressivité et incitant une partie des habitants à envisager le vol comme une stratégie de survie ». F. Leimdorfer estime, quant à lui, que l’individualisation des rapports n’est possible que si l’individu est à même de se prendre en charge notamment sur le plan financier. Or, la citoyenneté moderne se fonde à partir d’individus débarrassés de leurs gangues communautaires respectives.

Le déclassement social, ce sont des exemples parmi tant d’autres rencontrés sur le terrain 6 . C’est le cas de ce Doualais qui vend des plats préparés au Port et, après avoir longtemps épargné pour pouvoir construire son propre logement, se retrouve handicapé par l’effarante distance qu’il doit à présent accomplir pour se rendre au travail. Compte tenu de la faiblesse de ces moyens, il a dû s’installer en lointaine périphérie et doit quotidiennement engloutir une grande partie de son revenu et de son temps pour se rendre sur son lieu de travail. C’est encore plus le cas pour cette habitante de Bonabéri, sur la rive droite du Wouri à Douala. Elle a abandonné son emploi dans le centre pour un autre moins rémunérateur « au quartier » parce que ne pouvant assumer le coût d’un déplacement quotidien. Enfin, lorsque « la mère » 7 est la seule à travailler comme vendeuse de vivres frais dans un ménage de sept personnes et qu’elle rencontre de plus en plus de difficultés pour se rendre au Marché central, c’est tout le ménage qui risque d’être entraîné dans un déclassement social. Ces exemples nous apportent deux enseignements. Avec la crise, les opportunités d’emplois des citadins sont extrêmement limitées et renvoient pour l’essentiel à des activités informelles. Et même dans ces activités de débrouille et de survie, les possibilités de reconversions sont extrêmement limitées. Mais surtout, les cas présentés situent l’importance de la mobilité urbaine dans la réalisation des aspirations individuelles à une autonomie financière.

P. Georgedéfinit une agglomération urbaine par l’« ensemble d’une ville et du territoire urbanisé qui l’entoure et dépend de ses services centraux et de son appareil de gestion économique ». Cette dépendance et unité d’activité s’illustre notamment au niveau de la mobilité de la population active à l’intérieur de l’aire couverte par l’agglomération (migrations quotidiennes ou mouvements pendulaires). La mobilité quotidienne des citadins traduit leur capacité à accéder aux emplois et aux services urbains. Sa contrainte équivaut à une limitation des opportunités offertes aux citadins. Peut-on parler d’agglomération lorsque les citadins sont tenus aux seules activités localisées dans leur quartier d’habitation ou à proximité ? Avec l’augmentation de leur taille, M. Arnaud ne retrouve pas dans les grandes concentrations urbaines subsahariennes cette unité de temps et de lieu qui caractérise une « ville » (par extension, une « agglomération urbaine » au sens de la définition proposée par P. George ) « spécialement parce que le réseau de voirie, très en retard sur l’urbanisation, et le coût des transports réduisent les capacités de mouvement de la majorité des ménages ». Il estime que, si l’économie populaire peut combler la difficulté qu’a l’autorité publique à organiser et à gérer au quotidien le « quartier » et les besoins de proximité, c’est une autre logique qui doit présider à l’organisation de « l’urbain comme un ensemble structuré de grands équipements, de voies de liaisons, d’affectation de ressources foncières et naturelles… ». C’est en garantissant la mobilité des citadins que les agglomérations subsahariennes pourront tirer profit des économies de densité à l’échelle urbaine. C’est également en garantissant la mobilité des citadins que les Etats africains permettront aux grandes agglomérations de continuer à jouer un rôle moteur dans la production nationale et dans la recherche d’une issue à la crise économique. G. Séraphin n’hésite pas ainsi à associer, notamment sur le plan économique, le destin de Cameroun à celui de sa plus grande ville : « L’avenir de Douala dessine l’avenir du pays ». Pour G. Massiah et J.-F. Tribillon également, « la ville qui se construit est révélatrice de l’Etat qui se construit ».

Cette association entre le devenir des grandes agglomérations et celui des pays subsahariens va au-delà du seul aspect économique. De même, la question de la mobilité quotidienne ne se limite pas à la seule dimension de l’accessibilité aux activités et aux services urbains. Elle renvoie aussi aux réseaux de sociabilité. La faiblesse et l’absence de moyens de transport constituent une des dimensions de l’exclusion sociale parce qu’ils signifient, non seulement, une réduction de l’accessibilité aux biens et services urbains, mais aussi une réduction de l’accessibilité aux réseaux de sociabilité . Pour C. Kane , « la mobilité est (…) l’une des conditions essentielles du vivre ensemble » ; c’est elle qui permet à la ville d’être un espace d’interaction et de communication sociale. C. Kane estime que les violences urbaines sont une des manifestations de l’absence d’interaction et de communication sociale. Il ne s’agit pas de remplacer les anciens regroupements communautaires par d’autres construits sur la base des quartiers d’appartenance, à l’image de ce qui se passe dans les banlieues américaines, européennes ou, plus probablement sous des formes plus violentes de bandes organisées dans les favelas brésiliennes ou colombiennes. C’est en garantissant la mobilité de leurs habitants que les grandes agglomérations subsahariennes éviteront une ghettoïsation des quartiers.

Notes
4.

Expression populaire camerounaise symbolisant l’équipement pour affronter le mauvais temps et désignant les relations sur lesquelles on peut compter pour s’en sortir.

5.

Selon Rousseau, si les maisons font une ville, ce sont les citoyens qui forment une cité [Pérouse de Montclos, 2002, p. 112].

6.

Dans le cadre de travaux de terrain menés à Douala, en 2003 et en 2005.

7.

Expression populaire doualaise désignant toute femme ayant déjà engendré ou d’un certain âge.