3. Malgré un ralentissement, la croissance des grandes agglomérations continue

Si l'urbanisation se poursuit, la grande poussée urbaine qu'a connue l'Afrique subsaharienne commence à s'essouffler. Le début du ralentissement de la croissance urbaine en Afrique subsaharienne se situe aux alentours des années 1990 dans certains pays, plus tard dans d'autres. Avec des prévisions de croissance annuelle de la population urbaine en dessous de 3 % à partir de 2020 , nous serons bien loin des 5 % des décennies post-indépendances. Ce ralentissement est une conséquence à la fois de la baisse de l'accroissement naturel et de la baisse de l'immigration rurale. Les données et les analyses avancées sont bien entendu à interpréter en tant que reflets d'une tendance moyenne pour l’ensemble des pays d'Afrique subsaharienne, la situation pouvant différer d’un pays à l’autre.

Jusque-là, l'évolution démographique naturelle s'est accompagnée en Afrique subsaharienne d'une baisse plus importante de la mortalité que de la natalité (Phase IIA de la Figure 2). Il semblerait que cette dernière entame une chute, ce qui conduirait à penser que l'on entre dans la seconde phase de la transition démographique (Phase IIB de la Figure 2). La Figure 3 propose une évolution comparée des taux de natalité, de mortalité et du solde naturel dans les 27 pays d'Afrique occidentale et centrale de l’étude WALTPS. Les données concernent les villes comme les campagnes, et dans la mesure où rien n'indique des tendances contraires pour les deux à l’échelle continentale, elles traduisent une baisse du croît naturel urbain en Afrique subsaharienne.

Figure 2 : Le schéma de la transition démographique

Source : Y. Charbit

Figure 3 : Evolution du taux d’accroissement naturel dans 27 pays d’Afrique de l’ouest et centrale

Note : Entre 1950 et 1990, ce sont des estimations et au-delà, des prévisions

Source : M. Arnaud

D’après certaines analyses, la baisse de la fécondité est plus une conséquence de la crise économique que d’une évolution des mentalités. P. Vimard nous rapporte une conclusion d’une étude réalisée en 1993 dans un certain nombre de pays subsahariens 11  : le calendrier de la première naissance est soumis à l'influence économique ; en période de croissance économique, on note une augmentation des premières naissances et, en période de récession, une diminution. Mais, il fait également d’autres observations sur l’évolution comparée de la fécondité et de la croissance économique au Cameroun, au Ghana, au Kenya, au Nigeria et au Sénégal sur la période 1980-1990 qui ne vont pas complètement dans le sens de la précédente analyse. La stagnation du Produit Intérieur Brut par habitant correspond à une baisse de la fécondité et, par contre, la décroissance économique est concomitante à une hausse de la fécondité. Autre constat, la fécondité baisse avec l'augmentation du niveau d'études. Selon P. Vimard , l'effet de la crise sur la fécondité des femmes est d'autant plus fort qu'elles sont citadines et mieux instruites et la fécondité, dans un contexte de crise, baisse pour les catégories socioprofessionnelles élevées, augmente pour les basses. Il y a donc une différence de stratégie adoptée face à la crise. Y. Charbit a une posture moins nuancée sur la question. L'urbanisation dans les pays en voie de développement, conjuguée à la crise économique, accroît le coût des enfants en ville, poussant les plus pauvres à utiliser des méthodes contraceptives souvent définitives. C’est ce comportement que certains démographes ont surnommé le « malthusianisme de pauvreté ».

En plus de la baisse de la fécondité, les démographes s’attendent à un ralentissement de la baisse de la mortalité en Afrique subsaharienne. La baisse progressive du taux de mortalité pourrait en effet se voir entravée par : les conséquences de l'instabilité politique dans certains pays, l'épidémie du SIDA, les effets de la crise économique et la mise en place des mesures de rigueur financière des Programmes d'Ajustement Structurel (PAS). Dans les pays rongés par d'incessants conflits, des craintes existent quant à la recrudescence ou, au moins, la stagnation de la mortalité. Mais il est déjà difficile d'obtenir des statistiques avec un certain degré de fiabilité sur le continent. Lorsque la situation politique dégénère, cela devient pratiquement impossible.

Il pointe également des craintes sur l'impact que pourrait avoir le SIDA dans le futur. Ce fléau tend à devenir la première cause de mortalité en milieu urbain. La maladie frappe la population active et en âge de procréer. Elle pourrait ainsi, en prenant plus d'ampleur, agir doublement sur la croissance naturelle : augmentation de la mortalité et baisse du taux de natalité. Certains scénarios estiment que le taux de mortalité, en moyenne sur l'ensemble du continent, pourrait remonter à 20 ‰ en 2010, celui de la natalité passerait à 35 ‰ en 2020 . Pour comparaison, la Figure 3 donne un taux de mortalité en dessous de 15 ‰ et un taux de natalité proche de 45 ‰. Le SIDA ralentit donc considérablement la croissance naturelle.

La crise économique et les mesures d'ajustement structurel réduisent les moyens d'action des Etats. Leurs systèmes de santé en sont fortement affectés. La médecine a joué, jusque là, un rôle fondamental dans la baisse de la mortalité et a influé positivement sur l'accroissement de la natalité. Si « pour l'instant les indicateurs ne traduisent aucune remontée de la mortalité des enfants », des observations concluent à une plus grande différenciation entre catégories sociales dans les villes : les plus pauvres sont de plus en plus affectés par la mortalité et retardent le mariage, faute de moyens .

Les migrations au profit des villes se sont également ralenties, et ce, dès les années 1980-90 (Tableau 4). Des constats de rétro-migration d'une ampleur nouvelle sont même faits dans certains pays. M. Arnaud rapporte des observations tirées d’une enquête dans 7 pays de l'Afrique de l'ouest sur la période 1988-1992 12 qui amènent à s'interroger sur un éventuel repli rural des populations, en attendant la fin de la crise économique (et parfois politique) et le retour des opportunités urbaines. D’après cette étude, les Ivoiriens sont plus nombreux à quitter Abidjan pour la campagne que l’inverse. La crise, par la raréfaction de ressources qui l'accompagne, augmente le coût de la vie en milieu urbain. Certaines familles, pour y faire face, ont recours à une dissociation du ménage, les femmes et les enfants retournant au village. La scolarisation, parce que moins coûteuse, est parfois effectuée en milieu rural ou dans les petites villes plutôt que dans les métropoles. Certains jeunes chômeurs déscolarisés retournent au travail de la terre. Les difficultés liées à la crise sont accentuées par les contraintes physiques et spatiales dans les villes. Celles-ci peuvent difficilement absorber les excédents ruraux, sinon au prix de nuisances croissantes : dégradation de l'environnement et saturation des infrastructures. Ces difficultés tendent ainsi à limiter les opportunités et l'amélioration des conditions de vie espérée par les migrants ruraux. Dans certains pays, il a été constaté des taux de croissance des villes secondaires plus importants que ceux des villes plus grandes. Même si en chiffres absolus, cette augmentation est moindre pour les petites villes, elles font preuve de plus de dynamisme. Ce qui fait dire à A. Dubresson que si « les grandes villes continuent à agglomérer un nombre important de néo-citadins, (…) la dynamique de croissance semble désormais déplacée vers les échelons inférieurs de la hiérarchie ».

Tableau 4 : Exode moyen annuel en Afrique subsaharienne entre 1960 et 1990
  Taux moyen annuel de croissance de la population rurale Exode moyen*
1960-1970 2 % 0,75 %
1970-1980 1,4 % 1,35 %
1980-1990 1,75 % 1 %

*Différence entre le taux moyen annuel de croissance naturelle et le taux moyen annuel de la population rurale

Source : M. Arnaud

La baisse de la croissance naturelle en milieu urbain et du solde migratoire au profit des villes n'a cependant pas enrayé le processus d'urbanisation de l'Afrique subsaharienne et la croissance démographique des grandes agglomérations. Par effet d'inertie de la démographie, la baisse de la croissance naturelle nécessite du temps pour être effectivement ressentie. La moitié de la population urbaine est jeune et grandira dans les décennies à venir. L'étude WALTPS estime à près de 50 %, la part des jeunes de moins de 15 ans dans la population urbaine dans les 27 pays concernés par l'enquête . De plus, l'Afrique subsaharienne, plus particulièrement dans les grandes agglomérations, connaîtra une moindre croissance mais des effets en chiffres absolus plus importants (pour illustration, 3 % de deux millions représente un nombre plus important que 5 % de un million).

La crise économique et urbaine, en dépit du ralentissement des migrations au profit des villes et de l'ampleur des retours au milieu rural qu'elle provoque, n'a pas eu pour effet d'inverser le solde migratoire. Les principales villes restent toujours bénéficiaires des soldes migratoires des populations. Pour B. Kalasa , en l'absence de véritables réponses rurales, les jeunes ruraux qui n'auront pas de parcelles à exploiter continueront à tenter leur chance en ville. Malgré toutes les difficultés qu'elle concentre, la ville reste le lieu de la réussite et « l'extraversion urbaine » reste la stratégie dominante dans les sociétés subsahariennes . Les parents envoient leurs enfants à l'école parce qu'ils pensent que la réussite dans le monde moderne urbain passe par cette institution. Les migrations vers la ville traduisent également cette image que la réussite passe par la ville. Les structures traditionnelles sont inféodées aux institutions urbaines. Et le citadin garde toujours une situation privilégiée dans son village par sa supériorité matérielle et sa connaissance de la société moderne. Ce rapport du rural à l'urbain trouve principalement sa justification dans les conditions de vie qui, bien que ce soit de moins en moins garanti, sont potentiellement supérieures en milieu urbain. La ville procure de bien meilleures ressources matérielles, des services et biens de consommation plus répandus. A titre d’exemple, près de 40 % des emplois les mieux rémunérés du Nigeria sont localisés à Lagos 13 .

Très rapidement, en quelques décennies, les agglomérations millionnaires se sont multipliées sur le sous-continent subsaharien. Si la croissance annuelle, rapport relatif, sera désormais bien moindre par rapport à celle enregistrée par le passé, les néo-citadins pourront être, en chiffres absolus, bien plus importants chaque année. Les grandes agglomérations subsahariennes continuent de croître malgré les difficultés quotidiennes croissantes que rencontrent les citadins.

Notes
11.

Botswana, Ghana, Kenya, Nigéria, Ouganda, Sénégal, et Togo : National Research Council (1993). Demographic effects of economics reversals in Sub-Saharan Africa. Washington, National Academy Press : XV p. + 193 p.

12.

Bocquier P. et Traoré S. (1995). Migrations en Afrique de l’Ouest : de nouvelles tendances. La chronique du CEPED n°20.

13.

Probablement au début des années 1990.