1. Les grandes agglomérations subsahariennes, atout ou frein au développement ? Au-delà du débat, un rôle moteur sur la production nationale qu’il convient de conserver

Les villes d'Afrique subsaharienne, notamment les grandes agglomérations, représentent un poids considérable dans les économies nationales. L'étude WALTPS citée plus haut estime que les villes d'Afrique de l'ouest ont contribué, en 1980 et en 1990, pour deux tiers du Produit Régional Brut alors qu'elles ne représentaient que 37 % de la population ; avant la dévaluation – et ses conséquences sur les prix des exportations agricoles –, la productivité urbaine y était trois à quatre fois supérieure à la productivité rurale . Les principales agglomérations subsahariennes concentrent aujourd’hui une grande partie de la population, l’essentiel de l’infrastructure industrielle et la quasi-totalité de la superstructure politique, économique et sociale de leur pays. La mégalopole de Lagos apporte ainsi plus de 57 % de la valeur ajoutée de la production industrielle nigériane 14 .

L’urbanisation de l’Afrique subsaharienne, grâce aux transferts de revenus entre villes et campagnes, profite également aux ruraux. Les villes sont des débouchés pour les produits vivriers des zones rurales. Leur croissance stimule la production et pousse à un positionnement des paysans sur les produits à plus forte valeur ajoutée : « La part de leur revenu que les ruraux tirent aujourd'hui de la commercialisation des produits vivriers est, globalement, comparable à celle tirée des productions de rente » . Le solde migratoire positif des villes, en contribuant à l'urbanisation, augmente logiquement la demande urbaine par producteur rural. Une étude de la Banque Mondiale en 1985 a estimé que la dépense de consommation moyenne par personne était à Abidjan une fois et demi supérieure à celle des autres villes, deux à trois fois et demi supérieure à celle effectuée en milieu rural . L'urbanisation subsaharienne a également des effets bénéfiques pour l'environnement naturel. Par la migration, elle permet aux ressources naturelles de mieux supporter l'augmentation des populations rurales, elle constitue un frein au déboisement pour culture ou pour usage domestique. Dans certains esprits, le développement est forcément associé à l'urbanisation : les migrations vers la ville sont alors perçues comme un facteur bénéfique de transformations économiques, mais aussi sociales. Les politiques anti-migratoires constitueraient alors un frein à ces transformations. « L'urbanisation fait partie du processus de développement ; elle est inévitable » .

Toutefois, cette vision pro-urbanisation de l’Afrique subsaharienne est loin de faire l’unanimité. Y. Charbit nous rappelle qu’en Europe, la croissance démographique ne fut pas le fait des progrès de la médecine et de l'hygiène qui ne sont véritablement intervenus qu'après 1850. Elle a plutôt résulté de la révolution agricole accompagnant l'industrialisation : en améliorant l'alimentation, les populations résistaient mieux aux maladies et ne connaissaient pas la famine. En Afrique subsaharienne, le progrès de la médecine, en décalage par rapport à la croissance économique, fut la cause principale de la baisse de la mortalité et de la croissance démographique. Et « (…) la plupart des experts (…) considèrent qu'une urbanisation rapide sans industrialisation corrélative se trouve privé de tout fondement et devient, pour tout dire, une aberration » . Cette avancée de la médecine a alourdi le coût de la croissance démographique. En milieu urbain, l'emploi salarié progressait moins rapidement que le nombre de demandeurs. De ce fait, l'urbanisation doit son dynamisme au secteur informel qui est devenu, de plus en plus avec le temps et la crise, le mode majeur de transformation économique, du changement social et culturel. C'est une production de la ville dite « par le bas », par opposition à la production « par le haut » du secteur moderne.

Nombreuses sont les analyses qui estiment que la croissance urbaine de l’Afrique subsaharienne n'est pas maîtrisable, que son urbanisation présente des risques écologiques et constitue un biais économique. Les villes, de plus en plus grandes et peuplées, exercent de fortes sollicitations sur des sites parfois naturellement contraints et fragiles, provoquant crues, érosion, déboisement… Elles dévorent les terres arables des environs. Dans sa lutte contre la faim et la malnutrition, l'Afrique subsaharienne devrait veiller à privilégier les réserves foncières agricoles et également affecter ses maigres ressources au développement rural. Cette dernière solution constitue d'ailleurs à attaquer à sa source la migration au profit des villes. L’analyse économique de l’approche anti-urbanisation fait apparaître les villes comme des lieux de consommation, et non de production. Elles vivent de rentes prélevées sur les produits d'exportation des ruraux. L'alimentation des citadins est déconnectée de la production vivrière rurale et provient essentiellement des importations : l’évolution des modes de consommation pousse à une dépendance envers les importations. D'autre part, si la croissance urbaine produit des économies d'échelle, elles « sont malheureusement souvent annulées par un accroissement des coûts d'investissement et de fonctionnement plus que proportionnels à la taille de la ville » .

Les PAS se situent justement dans cette logique de « redistribution au détriment des villes et au profit des filières agricoles (...) » . Ceux qui les ont élaborés identifient ruralité et pauvreté et l'ajustement a pour but de redistribuer les ressources au profit du plus grand nombre de pauvres. Les mesures des PAS ont explicitement pris pour cible les salariés et, par extension, les citadins subsahariens. Elles considèrent que les revenus des agriculteurs, véritables agents de la croissance économique, parce que générant l’essentiel des recettes d’exportation, sont ponctionnés par les centres urbains. Les offices de commercialisation des produits agricoles prélèvent une grande partie des recettes à l’exportation pour les redistribuer aux salariés urbains (effectifs pléthoriques et salaires élevés). Les subventions des denrées de première nécessité profitent aux citadins contrairement aux ruraux qui les produisent et consomment leur propre production. Selon A. Dubresson et J. P. Raison , alors que les écarts de revenu entre ruraux et urbains étaient, en 1978, de 1 à 3 pour les pays les plus pauvres (revenu par tête inférieur à 200 dollars) et dans les pays les plus riches (revenu par tête supérieur à 400 dollars), de 1 à 5, voire 1 à 8, dans les pays intermédiaires, ces écarts semblent avoir été réduits, parfois inversés, sous l’action des PAS.

Les grandes agglomérations subsahariennes, à l’instar des autres régions façonnées par des siècles de rapports de domination avec les nations européennes, sont pour la plupart littorales, à la périphérie des Etats. M. Rochefort s’interroge sur l’impact de tels déséquilibres des réseaux urbains sur le développement des pays du Sud. Il pense que tout dépend de ce que l'on entend par développement. S'il s'agit d'une économie extravertie fondée sur l'exportation de denrées de bases, la prééminence des ports – lieux de convergence des produits d'exportation, points d'entrée des importations, localisations d'activités économiques des investisseurs étrangers – correspond bien aux besoins du pays. Par contre, si le développement signifie une économie plus diversifiée et une mise en valeur de toutes les potentialités du territoire, la localisation périphérique des métropoles peut entraîner un déséquilibre et des inégalités régionales. Les flux de migrants vers les grands ports représentent également des risques sociaux pour les pays du Sud.

Toutefois, à court et à moyen terme, les Etats subsahariens peuvent-il se permettre de privilégier le milieu rural sans affecter leur productivité et leur développement économique ? Le socialisme à la tanzanienne a autrefois clairement opté pour un développement rural, ce fut un échec pour le milieu rural et les villes ont lourdement souffert du désintérêt politique et budgétaire. Face aux déséquilibres des réseaux urbains – hypertrophie et, de surcroît, localisation littorale des grandes villes – certains Etats africains ont tenté d’agir directement et rapidement sur l'organisation de leur réseau urbain. Les mesures les plus ambitieuses ont, sans doute, été les tentatives de déplacement des capitales politiques. Les déménagements d’Abidjan à Yamoussoukro pour la Côte d'Ivoire, de Lagos à Abuja pour le Nigeria en sont les cas les plus connus. Des raisons autres que la seule volonté d'aménagement du territoire pourraient avoir justifié ces opérations : avant le programme, Yamoussoukro n'était connu qu'en tant que village natal du président ivoirien de l’époque ; la décision d'installer la capitale du Nigeria à Abuja a été prise par la junte militaire au pouvoir, dominée par l'ethnie Haoussa qu'on soupçonne d'avoir voulu éloigner les centres décisionnels de la pression de l'ethnie Yoruba. Profitant alors des ressources issues de l'exportation des matières premières agricoles pour l'un, du pétrole pour l'autre, la Côte d'Ivoire et le Nigeria ont réalisé des investissements coûteux pour que les équipements précédent l'occupation, avec comme ambition de réaliser de nouveaux Brasilia. Les résultats sont très éloignés des ambitions affichées. Les ministères et les sièges des entreprises sont restés à Abidjan, laissant Yamoussoukro, sa copie de la cathédrale Saint-Pierre du Vatican et ses grandes écoles, désespérément sous-peuplée. Malgré les sommes englouties pour son aménagement, Abuja voit des bidonvilles pousser à sa lisière et a du mal à rivaliser avec l'insalubre et dangereuse, mais cependant pleine d'opportunités, Lagos.

Si le déséquilibre important des réseaux urbains subsahariens représente une source de distorsion territoriale allant à l’encontre d’un développement harmonieux des territoires nationaux, les grandes concentrations urbaines constituent des atouts économiques sur le plan de la productivité et de la compétitivité internationale. Des économies d’échelle peuvent notamment être réalisées concernant l’usage des équipements publics. La concentration au même endroit d’activités économiques, d’équipements et de services publics, de la main d’œuvre est de nature à encourager, entre autres, la localisation d’investissements étrangers pouvant couvrir des territoires supranationaux. Et même si les Etats africains avaient l’ambition de corriger ce déséquilibre, cela ne pourra se faire à court terme. Il convient donc de maintenir les atouts économiques que représentent les grandes agglomérations subsahariennes pour leur pays.

Notes
14.

Probablement au début des années 1990.