b. L’informalisation du marché de l’emploi et ses conséquences sur les revenus des citadins

En plus des effets d’éviction qu’elle exerce sur le secteur privé, la fonction publique est jugée pléthorique, inefficace et présentant des salaires élevés. L’Etat africain, outre ses fonctions régaliennes, a régulé le chômage des diplômés. Durant les décennies 1980 et 1990, les dépenses salariales s’élevaient en moyenne à plus de 40 % des dépenses de l’Etat, atteignant parfois 70 % à 80 % . Au Sénégal, par exemple, M. Diouf estime que c’est la fonction publique, avec une croissance annuelle de 5 % des effectifs à la fin des années 1970, qui a contribué à atténuer la détérioration du marché de l’emploi pendant les années pré-ajustement. La Banque mondiale n’hésite pas à mettre en avant des comparaisons de niveau de rémunération entre travailleurs asiatiques et subsahariens : dans la période 1978-1983, en moyenne et en salaire nominal, le fonctionnaire asiatique gagnait deux fois moins que son collègue subsaharien . L’objectif des PAS est de dégraisser la fonction publique, les entreprises publiques et parapubliques et réduire les émoluments des agents. Les mesures ont des conséquences jusque dans le secteur privé structuré.

En 1985, 20 000 travailleurs sont licenciés de l’Office de commercialisation du cacao du Ghana ; et, en 1992, le nombre d’emplois perdus dans ce pays suite aux réformes de la fonction publique, du secteur parapublic, mais aussi du fait de mesures de libéralisation qui ont affecté les petites et moyennes entreprises, a été estimé à 45 000 . Au Sénégal, de janvier 1981 à janvier 1989, près de 20 000 emplois, soit 14 % de la population salariée, ont été perdus suite aux fermetures d’entreprises publiques et aux restructurations ; le processus de déflation de la main d’œuvre s’est poursuivi et s’est traduit par une diminution de 10 000 emplois dans le secteur industriel, soit un tiers des effectifs . En Côte d’Ivoire, les emplois dans les entreprises publiques ont été réduits d’un tiers suite à la mise en place des PAS ; après 1990, les compressions de personnel dans le secteur public ont ensuite touché 35 000 emplois . A Abidjan seulement, entre 1983 et 1993, 15 000 emplois salariés ont été supprimés ; dans les villes zambiennes, 50 000 emplois ont été supprimés en 1992 et 1993 . A Yaoundé, siège des institutions publiques camerounaises, entre 1987 et 1993, le nombre d’emplois salariés a diminué au rythme annuel moyen de 0,4 % .

Entre 1980 et 1989, le salaire minimum dans le secteur moderne de l’économie subsaharienne (dont le secteur public) a enregistré une décroissance moyenne annuelle de 1,8 % . J. Charmes fait état d’une réduction de trois quarts des salaires des fonctionnaires camerounais. Selon M. Diouf , depuis la mise en place des PAS, les salaires réels ont été réduits de 33 % en Côte d’Ivoire. A Abidjan, A. Dubresson et J. P. Raison évoquent une diminution du revenu moyen des ménages entre 1985 et 1988 : il est passé de 177 800 F CFA à 125 800 F CFA courants, soit 30 % de réduction. M. Diouf rend également compte d’une mesure inspirée des PAS qui a entraîné, en 1993, une baisse du salaire moyen de 15 % dans la fonction publique au Sénégal.

S’appuyant sur différentes sources, J.-D. Naudet constate une évolution du chômage urbain dans la période correspondant aux PAS : au Sénégal, de 19 % en 1988 à 23 % en 1991 ; en Mauritanie, de 10 % en 1977 à 27 % en 1992 ; à Yaoundé, de 7 % en 1983 à 25 % en 1993. Toutefois, il convient d’être prudent dans l’interprétation des ces statistiques du fait des insuffisances liées, d’une part au recueil de données dans le contexte subsaharien (sur le plan quantitatif et qualitatif), d’autre part à la définition du chômage dans ce contexte. Selon J. Charmes , « le chômage est [ici] interprété comme l’absence d’un emploi stable et rémunéré et non pas comme l’absence d’exercice d’activités occasionnelles et informelles ». Il serait plus judicieux de parler d’une informalisation du marché du travail. Toujours selon J. Charmes , l’emploi informel dans les pays subsahariens représentait (en éliminant les cas extrêmes) entre 35 % et 70 % des activités dans les années 1980 ; dans les années 1990, son poids se situait entre 40 % et 80 % ; par pays, on a assisté à des évolutions de 6 % à 15 %. Ce sont des emplois en grande partie urbains : la part des villes dans l’emploi informel des pays subsahariens est partout supérieure à 50 % . A Abidjan, alors que l’artisanat et le petit commerce ne représentaient que 40 % des activités en 1978, ils regroupaient à la fin des années 1990 deux tiers des emplois . Mais le développement des emplois informels dans les villes africaines ne résulte pas uniquement d’une recherche d’activité par défaut suite à la perte d’un emploi dans le secteur public ou privé moderne, il procède également d’une dynamique de création rapide d’emploi pour satisfaire des besoins croissants avec l’explosion urbaine : à Yaoundé, entre 1987 et 1993, pendant que l’emploi salarié diminuait en moyenne de 0,4 % par an, les activités informelles augmentaient à une moyenne annuelle de 9,8 % . Mais cette statistique peut également traduire un plus grand recours à des activités informelles de la part des salariés du secteur formel pour compenser leur baisse de revenu.

M. Arnaud dénonce le freinage brutal, à partir du milieu des années 1980, de « l’élévation lente de la productivité dans le haut de gamme » des activités artisanales dans les villes subsahariennes. D’abord, la compression de l’emploi et des salaires du secteur formel ralentit la demande, limitant ainsi le revenu de l’activité et les possibilités d’investissement. Ensuite, les obligations familiales et lignagères poussent à un comportement d’accueil des exclus de l’économie formelle, socialement essentiel mais économiquement contre-productif. Enfin, l’arrivée massive des exclus du secteur formel exacerbe la concurrence et conduit à l’aggravation des conditions de travail plutôt qu’à une modernisation effective des activités. L’augmentation des entrants, conjuguée à une baisse de la demande, produit une décroissance des revenus individuels tirés des activités informelles. S’il est très difficile d’appuyer cette thèse par des comparaisons statistiques – compte tenu des insuffisances propres à chaque enquête ainsi que des différences méthodologiques entre des enquêtes réalisées à différentes périodes –, J. Charmes s’appuie sur ses propres travaux et sur d’autres auteurs pour nous proposer quelques indicateurs de baisse des revenus tirés des activités informelles : partant de 100 en 1981, l’indice des salaires réels est tombé à 78 au Niger en 1988, 77 au Kenya en 1987, 80 au Ghana en 1985 16  ; alors que les patrons du secteur informel à Yaoundé, en 1978, percevaient un revenu équivalent à 5,3 fois le salaire minimum, ce ratio tombe à 2,7 en 1993.

Notes
16.

Vandemoortele J. (1991). "Labour Market Informalisation in Sub-Saharan Africa". Towards Social Adjustment, Labour market Issues in Structural Adjustment. G. Standing et V. E. Tokman. Genève, OIT : pp. 81-113 cité par J. Charmes [1996, p. 513].