b. Le vélo, un usage limité par une image de pauvreté et de ruralité

D'un usage assez répandu en zone rurale, la bicyclette a du mal à se faire accepter par les habitants des grandes villes subsahariennes. Une dimension importante intervient dans l'échec du vélo dans les agglomérations subsahariennes : l'image de ruralité et de pauvreté qu'il véhicule. Il a une si mauvaise image qu'il lui est parfois préféré la marche à pied pour éviter des jugements de la part de l’entourage et du groupe social. J. M. Cusset en fait le constat lors d'une comparaison entre l’Afrique de l'Ouest et l’Asie du Sud-est : « (En Asie) la marche à pied tend à être jugée plus pénible, à l'inverse de la bicyclette. En Afrique de l'Ouest, c'est l'impression contraire et rouler à vélo est considéré par beaucoup comme dégradant et signe de pauvreté ». A Brazzaville, en Afrique centrale, P. Pochet note également un mépris pour la bicyclette. Si D. Plat remarque l’association pauvreté et bicyclette dans d’autres contextes géographiques, en Europe, en Asie ou en Amérique latine, il rejoint P. Pochet sur le fait que cette association est bien moins profondément ancrée qu’en Afrique subsaharienne. De même, « l’usage du vélo est étroitement associée au monde rural » . A Ouagadougou, où son usage est le plus répandu, D. Plat constate « que la bicyclette est d’autant plus appréciée que les modes de vie restent marqués par le milieu rural », un effet que n’explique pas uniquement les différences de revenu. L’image d’insécurité agit également en défaveur de ce mode. L'absence d'aménagements spécifiques ainsi que le manque de considération de la part des automobilistes pour les deux-roues exposent leurs utilisateurs aux accidents de la route.

Ouagadougou fait figure d'exception avec un taux d'équipement de 80 bicyclettes pour 100 ménages en 1992 . Selon la même enquête, hors marche à pied, la bicyclette représente 17 % des déplacements quotidiens . Différents facteurs contextuels sont avancés pour expliquer l’exception ouagalaise :

  • Des raisons sociologiques ? Déjà à l’époque coloniale, il a été noté un engouement des Burkinabés (à l’époque, les Voltaïques) pour le vélo ; plus récemment, c’est à Abidjan (où ils constituent une forte communauté) que le vélo est associé aux Burkinabés . D. Plat note également un facteur relevant du climat idéologique régnant durant l’époque sankariste : la révolution décourageait l’acquisition de véhicules motorisés en tant que symboles ostentatoires de richesse, mais aussi pour limiter les importations. Selon S. Bamas , jusqu’à récemment encore, la spécificité de Ouagadougou sur l’usage plus répandu des deux-roues en général est à mettre sur le compte d’une valorisation sociale autour de leur acquisition et de leur usage. Pourtant, l’image du vélo y est négative, presque autant qu’à Bamako où son usage est moindre .
  • Un coût plus accessible ? Selon S. Bamas , la présence d’une industrie du deux-roues depuis 1963, encouragée par les pouvoirs publics, a contribué à la diffusion du deux-roues en général, des bicyclettes en particulier. Il salue également la création d’un établissement financier de crédit pour faciliter l’acquisition des deux-roues en 1973. Toutefois, des usines d’assemblage de deux-roues ont également existé ailleurs en Afrique subsaharienne et certaines entreprises publiques et parapubliques proposaient des mesures de facilitation d’acquisition de vélos à leurs employés sans pour autant que se produise le même succès de ce mode qu’à Ouagadougou. Dans cette dernière ville, le prix d’un vélo neuf se situait tout de même entre 50 000 et 65 000 F CFA en 1992, un montant « guère moins élevé que dans les pays environnants » .
  • Un contexte physique plus propice ? J. M. Cusset attribue le développement des deux-roues à Ouagadougou, entre autres, à l’absence de relief accidenté. Pourtant, si « Bamako et Ouagadougou sont de superficie, de climat, de topographie, de taille assez proches », P. Pochet y note un succès différencié du vélo. D’ailleurs, la chaleur, le sable et le vent sont des facteurs plutôt décourageants pour son usage. L’urbanisation subsaharienne horizontale constitue également un facteur pénalisant le recours à la bicyclette. A. Adoléhoumé pense que l'urbanisation subsaharienne, avec une plus faible densité sur une aire plus étendue, ne joue pas en faveur de ce mode, contrairement à l’urbanisation sud-est asiatique.
  • Peut-être et surtout, l’absence d’alternatives ? Pendant très longtemps, Ouagadougou ne disposait pas d’un réseau de transport urbain par autobus ; les premiers bus ont commencé à circuler en 1984 . La demande en transport est principalement satisfaite par les deux-roues entre 1960 et 1984, période de l’histoire des transports ouagalais que S. Bamas identifie à « l’essor des deux-roues ».

Des facteurs récents (la révolution sankariste) qui n’expliquent pas l’ancienneté (l’époque coloniale) de l’usage de la bicyclette par les Ouagalais, des raisons qui ne sont pas uniquement propres à la capitale du Burkina Faso (le coût, le contexte physique)… etc. : peut-être que le succès du vélo à Ouagadougou est le résultat de la conjugaison de tous ces éléments. Mais au-delà de son image auprès des citadins et des difficultés qu’elle a à s’implanter ailleurs qu’à Ouagadougou, il convient surtout de s’interroger sur la place de la bicyclette dans l’offre de transport des agglomérations subsahariennes.

A Ouagadougou, en 1992, la bicyclette nécessitait des dépenses d’usage trois fois inférieures à celles des transports collectifs, mais son coût d’acquisition pouvait représenter jusqu’à trois mois de salaire . C’est le mode mécanisé le plus économique, tout en restant hors de portée des plus pauvres. Son usage est notamment plus faible chez les actifs qui gagnent moins de 10 000 F CFA par rapport aux actifs qui gagnent entre 10 000 F CFA et 20 000 F CFA (Tableau 9). Mais on constate également que son utilisation se dégrade très vite avec l’augmentation du revenu, au profit des modes motorisés. Ainsi le nombre d’utilisateurs du vélo est très restreint par la différentiation des revenus : il faut avoir suffisamment de ressources pour en acquérir un, mais pas assez pour pouvoir disposer d’un véhicule motorisé. Des paramètres autres que le niveau de revenu influent sur l’usage plus ou moins important du vélo : 16 % des hommes se sont déplacés à vélo lors de l’enquête mobilité effectuée à Ouagadougou par le LET en 1992, contre 8 % des femmes ; 21 % des étudiants, contre 5 % des actifs . Les informations recueillies à Bamako et à Niamey permettent ainsi à D. Plat de conclure à une restriction de l’usage du vélo – en Afrique sahélienne au moins – à une catégorie de citadins en fonction du revenu, du sexe et de l’âge. Ce qui lui fait dire que « presque inexistante à Bamako et à Niamey, la bicyclette apparaît ainsi au mieux, à Ouagadougou comme un mode de transition [vers les modes motorisés] ».

Tableau 9 : Pourcentage d’hommes actifs utilisant la bicyclette selon le revenu à Ouagadougou
Revenu (en milliers de F CFA) 0-10 10-20 20-35 35-50 50 et +
Pourcentage 21 34 22 5 2

Source : D. Plat

Dans sa comparaison entre Bamako et Ouagadougou, P. Pochet estime que« la tendance historique paraît plutôt au déclin de l’usage du vélo, et non à son développement, Ouagadougou étant toutefois moins avancée que Bamako dans ce processus du déclin de la bicyclette ». Pourtant, S. Bamas note une augmentation de 5 % par an des usagers en bicyclette dans le trafic entre 1996 et 2000 à Ouagadougou. En 2002, il prévoyait un doublement du trafic des bicyclettes en dix ans. Mais, S. Bamas fait également état d’une augmentation du trafic de la voiture particulière de 10 % par an entre 1996 et 2000, 25 % par an pour les taxis. Ces chiffres traduisent un recul du vélo par rapport aux quatre roues. Par contre, à Harare, T. C. Mbara et D. A. C. Maunder notent un engouement pour le vélo. Sa part modale est passée de 2,5 % en 1996 à 12,0 % en 2000 et devrait continuer à s'accroître avec la mise en place de mesures de facilitation d'achat par le gouvernement (réduction des taxes d'importation) et certaines entreprises au profit de leur personnel. Mais il convient de relativiser cet engouement qui résulte d’un accroissement sans précédent des tarifs des transports collectifs : 1 000 % entre 1996 et 2000  ! T. C. Mbara et D. A. C. Maunder notent d’ailleurs un recul de la mobilité de 50 %. L’augmentation de la part modale du vélo ne serait-elle pas, dans ce cas, moins l’augmentation de son usage que le recul de l’usage des transports collectifs ?

L'image négative de ce mode de transport, ainsi que les risques liés à sa pratique, empêcheront l’extension, à court terme au moins, de l’usage des vélos dans les agglomérations subsahariennes. Mais il constitue un recours utile et économique pour un certain nombre de citadins qu’il convient de prendre en compte. Dans la mesure de la satisfaction des modes à Bamako, Niamey et Ouagadougou (voir ci-dessus), le vélo obtient un score inférieur à celui des transports collectifs . Plutôt qu’une alternative, le vélo doit d’ailleurs être pensé comme un complément aux transports collectifs. L’analyse comparée d’enquêtes à Bamako et à Ouagadougou permet à P. Pochet de constater :

  • d’une part, que le profil des marcheurs au long cours bamakois (ceux qui ont réalisé au moins un déplacement à pied d'une demi-heure ou plus) n'est pas très éloigné de celui des cyclistes ouagalais.
  • d’autre part, que « disposer d’une bicyclette favorise la mobilité » : les utilisateurs du vélo à Ouagadougou ont une mobilité quotidienne supérieure de près de 20 % à celle des usagers des transports collectifs ou des personnes ne se déplaçant qu’à pied.

Sans que ce soit l’axe exclusif de la politique des transports dans les grandes agglomérations subsahariennes, il s’agirait d’en encourager la pratique en combinant l’aménagement d’infrastructures adaptées à un usage sécurisé du vélo et des mesures de facilitation financière à son acquisition. L'enjeu majeur ici n'est pas de se positionner en faveur d'un mode écologique comme c'est le cas en Europe – bien qu'il serait dommage de perdre cette dimension – mais plutôt de répondre à une crise des transports. Une approche différente ne pourrait que mener à des mesures improductives.