d. Pourquoi le financement privé de la construction d’un site propre intégral pour autobus ne peut être envisagé en Afrique subsaharienne

Dans les conditions politiques et économiques actuelles en Afrique subsaharienne, peut-on envisager la prise en charge de la construction des infrastructures pour un ASPI par le secteur privé ? Des raisons liées à la nature du service à fournir, aux objectifs qui président à cet aménagement, le tout conjugué au contexte subsaharien, nous incitent à penser le contraire.

Les aménagements de STUM dans les pays en voie de développement montrent que ce sont des investissements rarement rentables sur le plan financier. Le seraient-ils dans le contexte subsaharien ? Rappelons la très faible capacité à payer des usagers des transports collectifs en Afrique subsaharienne. Rappelons également que le système doit être conçu dans un objectif de substitution de l’offre actuelle. Certes des infrastructures de transport sous financements privés ont déjà vu le jour en Afrique et bien d’autres sont envisagés. Mais à l’instar du pont Marcory-Riviera à Abidjan, ces projets visent un marché plus rémunérateur. A la fin des années 1990, l’Etat ivoirien a confié au groupe BTP français, Bouygues, une concession BOT pour un ouvrage de franchissement à Abidjan . Le pont et ses accès, longs d’environ 6,6 kilomètres, devaient relier les quartiers centraux Marcory et Riviera. Selon la convention adoptée, la conception, le financement, l’exploitation et l’entretien revenaient au concessionnaire qui devait se rémunérer en instaurant un péage sur l’ouvrage. Mais, contrairement à un ASPI, ce projet visait plutôt des usagers disposant d’un revenu élevé, des automobilistes qui transitent par les quartiers centraux.

Dans leur diagnostic des concessions BOT en Asie du Sud-est, les études Halcrow Fox et PADECO préconisaient fortement le recours à la rente foncière pour rentabiliser les aménagements. Il s’agit de permettre aux investisseurs de valoriser les terrains situés le long des aménagements : ils achètent le terrain avant la construction de l’infrastructure pour le revendre ensuite en effectuant une plus-value ou pour en faire des espaces locatifs résidentiels ou d’activités. L’opération doit être suffisamment intéressante pour permettre un retour sur une partie du lourd investissement consenti et, en même temps, laisser une marge de manœuvre suffisante en termes d’aménagement du territoire par la collectivité publique. Le contexte de notre questionnement – aménagement d’un site propre intégral pour autobus sur des axes radiaux denses –, conjugué à la forte informalisation de l’urbanisation subsaharienne sur le plan foncier et des activités, impose des doutes sur l’efficacité d’un recours à la rente foncière.

S’interroger sur l’éventualité d’un financement privé de la construction d’un site propre intégral pour autobus en Afrique subsaharienne renvoie à questionner l’origine de ce financement. En Asie du Sud-est, certains BOT ont été confiés au moins en partie à des capitaux étrangers aux pays en question. Dans le cas de Manille, on note une participation d’une entreprise de hong-kongaise . Qu’est-ce qui inciterait des investisseurs étrangers à financer la construction d’un site propre intégral pour autobus en Afrique subsaharienne ? L’analyse des aménagements dans les pays en voie de développement pointe les facteurs aggravant que représente leur environnement politique et économique : encadrement public défaillant, secteur privé inexpérimenté, risques très importants et faiblement maîtrisés. Pour C. Rizet , l’environnement dans lequel l’investissement a lieu intervient à travers les risques qu’il impose au projet. Ainsi, le rendement minimum exigé d’un investissement peut être plus important pour les pays africains que dans des pays « sans risque politique majeur ». L’exemple précédemment cité du pont de Marcory-Riviera à Abidjan illustre très bien cette affirmation. Une crise politique (renversement du pouvoir par les militaires) a interrompu en 1999 le processus  : les principaux prêteurs ont annulé leur engagement tout en se disant toujours « intéressés ». La situation du pays s’est depuis aggravée, imposant un « stand-by » au projet.

Dans son rapport 2005 sur le développement dans le monde, la Banque Mondiale s’est d’ailleurs penchée sur ce qu’elle a appelé le « climat de l’investissement » : « Le climat de l’investissement est l’ensemble des facteurs propres à la localisation de l’entreprise, qui influent sur les opportunités de marché ou le désir des entreprises d’investir à des fins productives, de créer des emplois et de développer leurs activités » . Elle propose un certain nombre d’indicateurs pour le mesurer (Tableau 48) : presque tous les indices attribuent à l’Afrique subsaharienne un climat de l’investissement plus défavorable que celui des autres pays en développement. Son environnement politique et économique est très instable et donc peu propice à des investissements sur le long terme.

Le « mauvais » climat de l’investissement affecte en premier lieu le secteur privé local. Soumis à un environnement économique et politique incertain, voire « précaire » (au sens de « provisoire »), les agents africains adoptent des stratégies de minimisation de risques incompatibles avec des investissements tels que la construction d’un site propre intégral pour autobus :

Tableau 48 : L’Afrique subsaharienne, un climat défavorable à l’investissement
Regroupement des pays par niveau de revenu des habitantsi et en sous-régions Indice ICRGii Intensité de la concurrence localeiii Transparence des décisions publiquesiv Disparités régionalev
Pays à revenus faibles et intermédiaires, dont ceux en : 7,9 4,4 3,6 3,0
Afrique subsaharienne 7,2 4,2 3,8 2,9
Amérique latine et Caraïbes 8,1 4,4 3,1 3,1
Asie de l’est et Pacifique vi 7,2 5,0 4,2 3,4
Pays à revenus élevés 11,4 5,4 4,7 4,4

iClassement selon le revenu national par habitant en 2003 : au plus 765 USD pour les pays à faibles revenus, entre 766 et 9 385 USD pour les pays à revenus intermédiaires, au moins 9 386 USD pour les pays à revenus élevés.

iiL’indice ICRG (International Country Risk Guide), élaboré par un cabinet d’experts (The PRS Group), prend en compte le respect des contrats signés (le risque d’expropriation), la possibilité de rapatrier les bénéfices et les délais de paiement. Il est noté sur une échelle de 12 et plus la note est basse, plus le risque est élevé.

iiiCet indice calculé par le Forum économique mondial mesure le niveau de concurrence dans le pays. Il est noté sur une échelle de 7 et plus la note est basse, moins il y a de concurrence.

ivCet indice calculé par le Forum économique mondial mesure le niveau de transparence des décisions publiques dans le pays. Il est noté sur une échelle de 7 et plus la note est basse, moins il y a de transparence.

vCet indice calculé par le Forum économique mondial mesure les disparités géographiques au sein d’un pays sur le plan de l’environnement des affaires (ressources humaines, infrastructures…). Il est noté sur une échelle de 7 et plus la note est basse, plus il y a de disparités.

viCambodge, Chine, Corée du Nord, Fidji, Iles Marshall, Iles Solomon, Indonésie, Kiribati, Laos, Malaisie, Micronésie, Mongolie, Nouvelle Guinée, Palau, Papouasie, Philippines, Samoa, Thaïlande, Timor oriental, Tonga, Vanuatu et Vietnam.

Source : World Bank

Selon P. Hugon , dans un environnement incertain, « les logiques redistributives l’emportent sur les logiques accumulatives ». L’informalisation de l’économie africaine a laissé peu de place à un tissu économique privé structuré et moderne. Quand bien même les entrepreneurs privés locaux pourraient et voudraient investir dans la construction d’un site propre intégral pour autobus, un autre obstacle se dresse devant eux. Les agglomérations subsahariennes n’ont aucune expérience de STUM, ce qui accentue les risques liés à de tels aménagements. Le secteur privé manque de référent sur lequel il peut s’inspirer et se caler. Les agglomérations subsahariennes sont surtout inexpérimentées en ce qui concerne le financement privé d’infrastructures de transport. La maîtrise qu’aurait la puissance publique, l’intérêt qui se manifesterait de la part du secteur privé et surtout le succès que rencontreraient de tels montages n’en sont que plus indéterminés. Là où Bogota et Sao Paulo, avec de « meilleures mains » ont échoué, comment les agglomérations subsahariennes pourraient-elles y arriver ?