2. La question de la compétence locale d’organisation des transports urbains

a. Les systèmes latino-américains : aménagés et administrés par les municipalités

Au Brésil, si la compétence dans le domaine des transports urbains n’a été complètement décentralisée auprès des municipalités qu’à la fin des années 1990, Curitiba a très tôt cherché à organiser son système de transport pour accompagner son développement démographique. A Bogota et à Quito, l’implication de la municipalité pour impulser une dynamique nouvelle de leurs transports urbains à travers l’aménagement d’ASPI est plus récente. D’ailleurs, c’est l’aménagement d’un ASPI qui a amené la municipalité de Quito à réclamer de l’Etat l’exclusivité de la compétence d’organisation et de gestion des transports urbains au début des années 1990 .

Le succès du modèle curitibain repose sur une politique municipale continue s’appuyant sur un plan d’urbanisme pragmatique et cohérent. Bien avant 1960, la municipalité de Curitiba, dont la population ne dépassait pas les 400 000 habitants et connaissait une croissance urbaine forte (5-7%), mettait en application un règlement visant à rationaliser le service des transports urbains . Mais c’est véritablement dans les années soixante que le modèle curitibain prend forme avec la décision de concentrer l’urbanisation le long de corridors radiaux. Le plan d’urbanisation de 1965 constitue une volonté de guider le développement de la ville à travers des actions concertées sur l’occupation des sols, le réseau viaire et l’organisation des transports urbains. Le système de transport urbain a été pensé dans un objectif de densification résidentielle et d’orientation des fronts d’urbanisation, en cohérence avec la localisation des activités et des lieux de détente. En 1974, des Autobus Express (sur site propre central) sont mis en circulation sur deux des cinq corridors structurants et, en 1980, le Réseau Intégré de Transports est inauguré. La responsabilité de la planification et de l’exploitation du système de transport est assurée par une société anonyme, l’URBS (Compagnie d’urbanisation de Curitiba), pour le compte de la ville. Des conventions avec l’Etat (région) ont permis d’étendre le réseau à certaines communes périphériques.

La conception locale et la concertation dont le système de transport a fait très tôt l’objet sont saluées comme étant des facteurs importants du succès du modèle curitibain. Il s’est appuyé sur des compétences locales et sur des personnes connaissant bien leur environnement : « Planners, architects, and engineers from Curitiba research and Planning Institute (IPPUC) and Urbanizacao de Curitiba (URBS) knew the city well and developed their own solutions » . Afin d’obtenir une convergence d’intérêts des acteurs locaux autour du plan d’urbanisme, la municipalité a, dès le départ, convoqué les « forces économiques et politiques de la ville » pour débattre de ses orientations . Mais là où J. Rabinovitch 57 salue une volonté et une clairvoyance politique, J. Macedo dénonce des connexions politico-affairistes : grâce à leur connaissance, à l’avance, des interventions prévues dans le cadre du plan d’urbanisme, des notables locaux ont pu acquérir des terrains à moindre coût qui ont pris de la valeur ensuite. L’analyse de cet auteur est intéressante car il ne se contente pas, à l’instar de la nombreuse bibliographie consacrée à Curitiba, de vanter les mérites d’une ville que certains n’hésitent pas à consacrer « capitale du transport et de l’écologie ». J. Macedo se penche plutôt sur les limites d’une urbanisation qui s’est cantonnée à la seule ville-capitale de la métropole, délaissant une périphérie habitée par 39 % de la population de l’aire urbaine. A. Brasileiro et E. Henry reconnaissent également que la ville n’a pas réussi à associer toutes les municipalités de la région métropolitaine à ses actions d’aménagement urbain. Si la continuité de l’orientation politique des équipes municipales est positivement appréciée – dans une logique de cohérence et de continuité des interventions durant quatre décennies– par A. Brasileiro et E. Henry, J. Macedo y voit un facteur d’aggravation du fossé entre le centre et la périphérie. Il regrette également que la décentralisation des interventions auprès des districts, entreprise dans l’unique période d’alternance politique, ait été stoppée avec le retour au pouvoir de l’ancienne équipe municipale . Pour A. Brasileiro et E. Henry , l’alternance politique a été profitable au système de transport curitibain : sans en bouleverser les principes originaux, elle a permis une baisse des tarifs en même temps qu’une amélioration de la qualité de service par la participation des usagers aux décisions et un contrôle accru des coûts de production affichés par les exploitants.

Si Curitiba ne présente pas un modèle exempt de toute critique, elle mérite d’être citée en exemple de ville en développement étant parvenue à maîtriser une croissance démographique forte grâce à des solutions simples et pragmatiques. Elle est l’illustration d’une large concertation possible sur le projet urbain. Elle a su mettre en place une cohérence entre les interventions concernant l’occupation des sols et la localisation des activités et celles d’organisation des transports urbains. Enfin, elle a conçu un système technique et organisationnel de transport novateur et à haute performance dont vont s’inspirer les autres villes brésiliennes et, plus récemment, d’autres villes latino-américaines et nord-américaines.

A Quito, à l’instar de Curitiba, l’aménagement d’un ASPI relève d’une volonté de la municipalité. C. Arias propose un rapide aperçu du contexte institutionnel des transports urbains avant sa municipalisation : plus d’une dizaine d’institutions étaient concernées par le secteur et elles fonctionnaient de façon indépendante et non harmonisée ; les décisions du Conseil national des transports, l’autorité supérieure en la matière qui réunissait des représentants du gouvernement, des opérateurs, de la police et de l’armée, étaient plus d’ordre politique que technique. Une fois le principe de l’aménagement d’un ASPI à Quito validé – au début des années 1990 – par l’administration municipale, cette dernière a réclamé de l’Etat l’exclusivité de la compétence d’organisation des transports urbains sur son territoire pour mettre en place cette solution. Une structure municipale a été créée pour planifier et gérer l’ensemble du système de transport tandis qu’une autre était chargée de l’exploitation du Trolebus et de son transfert à des opérateurs privés. Selon une monographie sur Quito , la municipalisation de la compétence d’organisation des transports a été le facteur déterminant pour ces aménagements. Pour F. Demoraes , « parmi les principales modifications [intervenues au cours de la dernière décennie], la municipalisation de la gestion des transports est sans doute celle qui a le plus profondément changé la mobilité des Quiténiens avec l’instauration d’un système de transport intégré ».

Enfin, à Bogota, le Transmilenio est le résultat d’une volonté politique forte, celle de son ancien maire Enrique Peñalosa (1998-2001) 58 . Lors de son élection, il s’est engagé à une politique de transformation spatiale de la ville en faveur des transports collectifs et des modes doux. Outre le Transmilenio, son action a notamment porté sur la construction de 300 kilomètres de pistes cyclables, la suppression de stationnements, l’élargissement de trottoirs et la création d’espaces de détente. Pour pouvoir mener à bien le programme, un groupe de pilotage du projet Transmilenio a été créé, sous la responsabilité directe du maire . Cela a sans doute facilité la coordination des différents organismes publics impliqués. La réalisation de la première phase a été extrêmement rapide (48 mois) et en mai 2003, le Transmilenio a transporté 792 000 passagers par jour . La municipalité a mis en place une structure chargée de planifier, de développer et de contrôler son ASPI. Pour R. Montezuma , « durant le XXème siècle, à Bogota, aucune administration n’avait travaillé aussi sérieusement et intensément sur la mobilité en général, ni sur le transport en commun en particulier que durant la période 1998-2001 ». Le nouveau système de transport bogotasino, un des éléments de la transformation spatiale de la ville, fait partie d’« un processus (…) qui a commencé dans les urnes » . L’élection du maire s’est jouée sur le candidat plutôt que sur le mouvement partisan qu’il représentait. De plus, une réforme institutionnelle a rendu le maire plus indépendant du conseil municipal. La conjugaison de ces deux facteurs a permis, d’une part, l’application du programme électoral, d’autre part, la constitution d’une équipe administrative sur la base des compétences de ses membres, sans clientélisme politique.

A Bogota, à Curitiba et à Quito, les municipalités sont à l’initiative de l’aménagement des ASPI. Elles les ont planifiées, construites et sont chargées de les administrer. Elles ont organisé l’ensemble de l’offre de transport urbain autour de ces systèmes. La municipalité de Curitiba n’a pas attendu la décentralisation complète des compétences dans le domaine des transports urbains pour restructurer l’offre et construire son réseau de site propre intégral pour autobus. Celle de Quito s’est appuyée sur sa volonté d’aménager un ASPI pour réclamer les compétences en transport urbain. A Bogota, la mise en place du Transmilenio a été favorisée par une redistribution des pouvoirs au sein de l’administration municipale. L’ancienneté de la démarche de Curitiba permet aujourd’hui d’apprécier les avantages de la compétence locale d’organisation des transports urbains, à condition qu’elle soit pleinement exercée et s’accompagne d’une volonté politique forte, en termes de concertation locale et de coordination entre les politiques d’urbanisme, les politiques sociales et les politiques de transport. Elle donne également un aperçu de ses effets négatifs à travers la fracture existant entre la ville-capitale et les communes périphériques moins financièrement pourvues. Les premières analyses de Bogota et Quito saluent également le souci de concertation locale qui a accompagné l’aménagement d’un ASPI : dans des termes quasi-identiques, des monographies de la Banque Mondiale saluent cette concertation dans les deux villes.

Notes
57.

J. Rabinovitch est présenté dans son article comme un ancien membre de l’organisme chargé de la mise en application du plan d’urbanisme (IPPUC) et un ancien proche collaborateur du principal promoteur du plan, Jaime Lerner, lorsque ce dernier était maire de Curitiba.

58.

Le très récent aménagement du Metrobus de Mexico (un tronçon long d’une vingtaine de kilomètres inauguré en juin 2005) relève de la même logique. Il est le résultat de la quête par le maire de la ville, Andres Manuel Lopez Obrador, « de projets aux effets visibles, pouvant être achevés avant la fin de son mandat », (selon les termes employés par P. Boulet-Gercourt dans un article de l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur n°2127, semaine du jeudi 11 août 2005).