b. Nécessité d’une échelle plus pertinente de l’action publique : pour une compétence locale d’organisation des transports dans les agglomérations subsahariennes

Les municipalités subsahariennes sont toutes, certaines plus récemment que d’autres, concernées par la réglementation de l’offre de transports urbains : attribution d’autorisations de transport public, entretien de la voirie, police de stationnement… Mais peu ont la mainmise complète sur son organisation et surtout, aucune ne semble en avoir les capacités financières et humaines. Ce constat vaut également pour les organismes sous tutelle des Etats, tels que le CETUD à Dakar et l’AGETU à Abidjan, dont les attributions sont circonscrites aux transports dans une ville. Dans notre présente réflexion, la décentralisation doit être comprise ici comme le fait de transférer à l’échelle locale que constitue l’agglomération – administration municipale ou organisme public déconcentré – la compétence exclusive d’organisation et de gestion de son transport, ainsi que les moyens de l’assumer.

R. A. Sawadogo propose une synthèse des arguments théoriques en faveur d’un exercice des compétences à un niveau local, ainsi que leurs critiques (Tableau 55). Mais ce témoin de premier rang 59 des processus de décentralisation en Afrique subsaharienne dénonce, dans ce contexte particulier, les méprises, tant de leurs sources d’inspirations théoriques que des critiques de ces sources  :

  • Elles supposent un Etat centralisé, légitime et compétent qu’il faut décentraliser pour une meilleure efficacité ou, au contraire, qui ne doit pas perdre de son efficacité par une décentralisation. Or, selon E. Le Roy , le pouvoir d’Etat en Afrique n’est pas centralisé, « mais concentré entre les mains d’un homme, d’une clientèle ou d’un parti unique dominant ». Et l’Etat africain, né des lendemains de la décolonisation, subit un rejet de la part des populations. Un double rejet même selon R. A. Sawadogo  : « Celui qui se manifeste contre l’Etat en tant que corps étranger, mal connu, mal digéré, non sécrété par les sociétés africaines d’une part, et, d’autre part, celui qui traduit la méfiance envers ceux qui animent la nouvelle machine ». De plus, l’Etat africain est en faillite et se trouve de plus en plus incapable d’assurer les missions qui lui sont dévolues.
  • Elles considèrent comme accomplie une citoyenneté homogène sur toute l’étendue du territoire dans une réelle démocratie et ne demandant qu’à participer à l’action publique. En Afrique subsaharienne, il ne s’agit pas de consolider la citoyenneté, ni d’approfondir une démocratie qui s’exerce au niveau des instances nationales. La citoyenneté y est à construire et la démocratie, à réaliser.

R. A. Sawadogo voit dans ces méprises, le résultat de quiproquos entretenus par les deux protagonistes des processus de décentralisation en Afrique subsaharienne. Pour les bailleurs de fonds, c’est un moyen d’encadrer l’Etat par le bas et un moyen de mobiliser de nouvelles ressources pour les projets de développement. Pour les tenants du pouvoir étatique, il s’agit de rapatrier, dans la sphère institutionnelle, un capital de ressources et de compétences antérieurement mobilisées à travers les circuits dits « informels » . Ils font semblant de lâcher du lest tant qu’il n’y a pas de remise en cause de leur pouvoir. K. Dahou met en garde les institutions internationales contre des stratégies visant à jouer la société contre l’Etat. Il convient plutôt de modifier « les rapports Etat/société dans le sens d’une plus grande osmose entre les deux ». Pour R. A. Sawadogo , la décentralisation doit aboutir à une refondation de l’Etat : « L’espace pertinent de la collectivité locale serait celui qui permettrait de dépasser, sans pour autant les annihiler, les identités traditionnelles, afin d’inclure de nouvelles élaborations identitaires construites sur les populations locales ». Enfin, pour l’anthropologue E. Le Roy , la légitimité de l’Etat africain passe par une logique fonctionnelle, plutôt que par la logique institutionnelle d’essence occidentale : c’est le résultat à atteindre qui doit déterminer la forme et le degré d’organisation.

Tableau 55 : Arguments théoriques pour et contre la décentralisation dans le contexte particulier des pays en voie de développement
POUR la décentralisation : CONTRE la décentralisation :
Meilleure connaissance des besoins et des priorités locales grâce à un rapprochement entre les citoyens et les autorités
Promotion de la participation locale des citoyens à la planification et la mise en œuvre des projets de développement
Aide à la mobilisation des ressources locales grâce à une meilleure connaissance de ces ressources
Meilleurs coordination, supervision et contrôle des projets locaux par l’implication citoyenne
Plus grande conscience des responsabilités politiques des agents locaux
Plus d’équité grâce à une meilleure connaissance de la situation des pauvres et leur implication dans les projets.
Stabilité politique et réduction des tensions sociales grâce à une meilleure représentation des groupes locaux dans l’expression de leurs besoins
Instrument mis au point par les détenteurs du pouvoir pour perpétuer leur contrôle et renforcer leurs intérêts
Création de nouvelles élites de pouvoir, dépourvues de toute notion de responsabilité politique, sans renforcement des capacités locales
Déprofessionnalisation des décisions locales avec des risques de moindre compétence et de plus grande corruption des autorités locales
Processus favorable à l’accumulation capitaliste au détriment d’un développement équitable
Plus une question de pouvoir que d’objectifs politiques

Source : R. A. Sawadogo

Dans le domaine des transports urbains en particulier, il y a un besoin fort de refonder la régulation publique à travers une échelle plus pertinente des interventions. Le transfert d’un certain nombre de compétences auprès des municipalités ou des structures étatiques locales relève d’ailleurs de ce souci. Mais il doit être complet pour être efficace. L’organisation des transports publics ne saurait se faire indépendamment des interventions sur la voirie urbaine ou de la gestion du stationnement et de la circulation. L’ensemble de l’offre de transport doit être pensé en termes de système cohérent. Enfin, il s’agit d’obtenir une bonne intégration entre le système de transport et l’occupation des sols pour une meilleure accessibilité des citadins aux lieux de travail et aux services urbains. L’aménagement d’un ASPI, par le bouleversement de l’offre de transport urbain qu’il produit, appelle encore un peu plus cette refondation de l’action publique. Le passage d’une offre majoritairement artisanale à un système de type bogotasino, curitibain ou quiténien nécessite une réglementation plus stricte, de nouvelles méthodes d’exploitation et influe fortement sur les pratiques quotidiennes de mobilité. Cela exige une acceptation de ce changement de la part de l’ensemble des acteurs et un important travail d’adaptation.

Quant à la participation effective des citadins au projet urbain, dans une Afrique où « l’organisation institutionnelle a souvent précédé la fédération de forces sociales composites » , à l’instar de la citoyenneté, elle reste à construire. Pour E. Vasconcellos , le peu d’influence des usagers sur les politiques de transport urbain dans les pays en voie de développement s’explique par plusieurs raisons. Premièrement, les usagers sont sous-représentés au niveau des instances décisionnelles. Ensuite, la répression des mouvements sociaux par les gouvernements autoritaires rend impossible toute organisation solide et durable de comité d’usagers. Enfin, le transport ne constitue qu’un des problèmes auxquels les citadins sont confrontés. Si son constat vaut pour l’ensemble des pays en développement, la situation de l’Afrique subsaharienne est bien plus dramatique que celle de l’Amérique latine. Les usagers curitibains ont mis plus de dix ans après l’aménagement du premier corridor de site propre intégral avant de participer directement à l’administration du système. Il serait vain de souhaiter une ouverture soudaine des décisions aux citadins en Afrique subsaharienne. A l’instar de T. Dahou , nous pensons qu’un cadre de concertation ne peut constituer un préalable aux projets locaux, ce n’est que progressivement que les interactions entre les différents acteurs se feront. Dans les grandes agglomérations, si la compétence locale d’organisation des transports urbains est sensée faciliter le développement de la concertation autour de cette question, elle ne signifie pas forcément, dans l’immédiat au moins, compétence d’une municipalité démocratiquement élue par les citadins. Cela peut passer par des structures étatiques régulatrices des transports urbains comme celles mises en place à Abidjan (AGETU) ou à Dakar (CETUD), mais à condition qu’elles disposent de toutes les compétences d’organisation des transports urbains – et des moyens qui vont avec – et que leurs interventions soient coordonnées et pensées en lien avec celles de la municipalité dans les domaines, entre autres, de la voirie et l’urbanisme.

Notes
59.

R. A. Sawadogo a successivement été, un homme d’action (membre d’un mouvement paysan), de décision (ministre de l’Administration territoriale et de la Sécurité du Burkina Faso puis président de la Commission nationale de la décentralisation) et de réflexion (il a entrepris une recherche socio-anthropologique sur les relations entre l’Etat et les acteurs locaux en Afrique de l’Ouest) [Sawadogo, 2001, 4e de couverture].