3. Les autobus en site propre intégral en Afrique subsaharienne, un levier pour une redistribution des compétences institutionnelles au profit d’interventions locales et mieux concertées dans le domaine des transports urbains

L’aménagement d’un ASPI en Afrique subsaharienne, en obligeant à une approche de l’offre de transport urbain dans son ensemble, passe nécessairement par une réorganisation du cadre institutionnel des transports urbains. Il constitue un saut technologique important pour les transports urbains, peut servir de socle de fixation de la politique du secteur et de prétexte pour une meilleure organisation de l’offre actuelle. Sur le plan institutionnel, il agit comme un catalyseur en faveur :

Si la décentralisation de la compétence d’organisation des transports urbains se heurte surtout à la résistance des autorités centrales qui ne veulent pas perdre leurs prérogatives, elle a également du mal à mobiliser les autorités locales quant à son intérêt. C’est ainsi qu’à Dakar, les collectivités locales ne semblent pas avoir ressenti jusqu’ici le besoin de s’impliquer dans la gestion des transports urbains . Bien que présente au sein du conseil d’administration du CETUD, la Communauté Urbaine de Dakar (CUD) y joue un rôle secondaire. Et si l’intérêt des administrations locales pour les transports urbains se limite souvent aux recettes qu’elles perçoivent de cette activité, c’est parce que la logique fiscale préside de façon quasi-systématique au transfert par l’Etat des compétences d’attribution des autorisations d’exercer l’activité. Il s’agit avant tout de fournir aux municipalités ou à de nouvelles administrations locales des moyens financiers pour assurer leur fonctionnement. Il est alors aisé de comprendre que ces structures locales cherchent à augmenter leurs ressources au détriment de l’efficacité des transports urbains. Enfin, les administrations locales sont dépassées par l’ampleur des difficultés que représente l’organisation du transport artisanal en l’absence, jusque là, d’une véritable alternative. A leur décharge, rappelons l’étendue des problèmes auxquels elles sont confrontées dans les autres domaines qui relèvent de leur compétence.

L’aménagement d’un ASPI, en proposant un véritable changement d’échelle et un élément de solution à la crise des transports urbains, est susceptible de mobiliser les acteurs publics locaux des grandes agglomérations subsahariennes sur la question de l’organisation des transports urbains. Avec l’option qui a été prise d’aménager un ASPI, la Municipalité de Quito a su convaincre les autorités nationales équatoriennes de la nécessité de lui confier « la planification, la réglementation et la coordination du transport public et privé » . L’initiation de projets d’ASPI par les municipalités d’Addis-Abeba et de Dar es Salam montre l’intérêt que l’outil peut susciter auprès des autorités locales en termes d’organisation des transports urbains et de refondation de l’action publique dans ce domaine. P. S. White salue ainsi l’engagement politique fort du maire de Dar es Salam qui a fait de l’aménagement d’un ASPI une priorité pour sa ville.

La dilution des compétences institutionnelles et l’absence de coordination des interventions constituent des inerties fortes défavorables à la résolution de la crise des transports urbains dans les agglomérations subsahariennes. Les difficultés rencontrées lors de la mise en place des autorités organisatrices ou régulatrices des transports urbains illustrent les résistances de la part des différentes administrations à abandonner leurs compétences et les ressources qui vont avec. L’aménagement d’un ASPI, compte tenu d’une part des moyens financiers qu’il impose, d’autre part de la nécessité d’une approche globale du système de transport urbain et de coordination avec des actions d’urbanisme, peut justifier une remise à plat et une redistribution des compétences institutionnelles. En tant qu’innovation, l’aménagement d’un ASPI en Afrique subsaharienne conduirait à défaire « des positions acquises pour laisser place à de nouveaux acteurs » 60 . Bogota constitue un exemple probant d’une réorganisation institutionnelle rapide et efficace facilitée par le projet Transmilenio.

Un exercice local de la compétence d’organisation des transports urbains répond à un souci de proximité entre l’action publique et les citadins en vue d’obtenir, d’une part une plus grande pertinence des actions grâce à une meilleure connaissance du terrain, d’autre part une mobilisation locale autour de l’action sur la base de la concertation locale. Toutefois, un cadre de concertation ne saurait exister en dehors d’un programme d’actions publiques. L’exclusion de la grande majorité des citadins subsahariens des circuits de décision ainsi que l’étendue des problèmes auxquels ils sont confrontés peuvent expliquer le peu d’influence des usagers des transports urbains sur les décisions qui y sont prises. Mais surtout, les usagers des transports ne peuvent agir sur ce qui n’existe pas, c’est-à-dire de véritables politiques de transport urbain. Par des protestations ponctuelles, ils parviennent certes à impulser certaines décisions. Outre que ces actions ne peuvent être considérées comme de la concertation, le retrait de la puissance publique de la réglementation des transports urbains a considérablement réduit leur capacité à imposer des mesures d’intérêt général. Telle une plante grimpante, la concertation a besoin d’un projet concret, un tuteur, sur lequel s’appuyer pour grandir. Au départ, la concertation s’est limitée aux seules « forces économiques et politiques » de la ville de Curitiba, les comités d’usagers ne se sont invités dans les cercles de décision qu’au milieu des années 1980, soit 16 ans après la mise en service des premiers corridors en site propre intégral. A l’instar du modèle curitibain, l’aménagement d’un ASPI pourra être ce tuteur pour les agglomérations subsahariennes.

Dans les agglomérations subsahariennes, un aménagement et une exploitation efficaces d’un ASPI exigent une redistribution des compétences d’organisation et de réglementation des transports. En Amérique latine, cette redistribution a bénéficié aux municipalités. Nous retrouvons là un des aspects du pragmatisme qui caractérise le modèle organisationnel des systèmes latino-américains et qui fonde son succès. Quelle échelle de décision est plus pertinente pour l’organisation des transports dans une agglomération que l’agglomération elle-même ? Comment peut-on organiser la mobilité urbaine en se limitant à la seule réponse à celle-ci, l’offre de transport collectif, et sans toucher à l’urbanisation et à l’occupation des sols, facteurs qui génèrent cette mobilité ? Dans un objectif de plus grande coordination des interventions et de recherche d’une concertation entre les différents acteurs, la refondation de l’action publique dans le domaine des transports urbains subsahariens passe donc par la redistribution des compétences au profit de pouvoirs locaux.

Mais l’adaptation des grands principes du modèle latino-américain au contexte subsaharien, que nous croyons bénéfique à un aménagement et une exploitation efficaces d’ASPI dans les grandes agglomérations subsahariennes, ne doit pas lui faire perdre son pragmatisme. Les facteurs politiques, sociaux, voire sociologiques, font qu’en Afrique subsaharienne, la compétence locale d’organisation des transports urbains ne pourra forcément pas, tout de suite, être du ressort d’une municipalité politique responsable devant ses citadins. L’appropriation par les citadins et par les collectivités locales de la question des transports urbains, plus généralement des services urbains, a besoin de projets sur lesquels elle pourra se construire. Un ASPI, parce qu’il représente un saut technologique, une révolution organisationnelle et une solution à la crise des transports urbains, constitue un levier pour cette refondation de l’action publique. Dans cette partie, il s’agissait de fixer le cadre d’une exploitation d’un ASPI dans les agglomérations subsahariens. Voyons à présent les conditions de cette exploitation.

Notes
60.

Si l’analyse de N. Alter est centrée sur l’innovation en entreprise, son assertion renvoie à l’idée défendue par l’économiste Schumpeter sur l’innovation en tant que « destruction créatrice ». Elle s’applique tout aussi bien à l’aménagement de busways en Afrique subsaharienne en tant que processus d’adoption, dans le contexte subsaharien, d’une technique nouvelle développée en Amérique latine.