2. L’exploitation publique des autobus : les leçons du passé

La plupart des agglomérations subsahariennes a expérimenté une exploitation d’autobus de transport urbain par des entreprises à capitaux publics. Mais elles ont fait faillite ou bien vu se réduire leur part de marché. X. Godard et P. Teurnier se sont longuement intéressés à ces expériences. Nous nous appuyons grandement sur leur analyse, dans cette partie, en la prolongeant aux faits plus récents.

Les modalités de la mise en place des entreprises de transport urbain en Afrique subsaharienne ont emprunté plusieurs voies : service de ramassage des fonctionnaires des administrations coloniales à l’origine, réorganisation de services existants, création ex-nihilo – quelques fois à l’occasion de dons de bus – d’une entreprise sensée donner une image moderne de la ville. Mais un schéma dominant semble se dégager de toutes ces expériences : l’entreprise de droit privé à capitaux publics assurant des obligations de service public. Les pouvoirs publics (l’Etat, et éventuellement la collectivité locale) étaient l’actionnaire principal, sinon l’unique. L’actionnariat privé, lorsqu’il existait, était essentiellement étranger : le constructeur de bus français Renault Véhicule Industriel dans la plupart des réseaux francophones, l’anglais Stagecoach à Nairobi, des capitaux belges, portugais ou marocains à Kinshasa… Les activités des entreprises étaient encadrées par des textes signés avec les pouvoirs publics. Les obligations de service public étaient compensées par le monopole qui leur était accordé. Il revenait aux pouvoirs publics de fixer les tarifs et, en contrepartie, des « compensations pour insuffisances tarifaires », voire des subventions d’exploitation et d’équipement, leur étaient versées. En principe, les entreprises avaient une liberté de gestion mais, dans la réalité, il en fut autrement.

L’Etat-actionnaire a failli dans son rôle de contrôle interne des entreprises et de respect de l’autonomie de gestion : interventionnisme et pressions politiques à l’embauche, réquisitions des véhicules lors de manifestations politiques ou publiques... Les effets indirects de cet interventionnisme ont peut-être été encore plus néfastes. Premièrement, les partenaires étrangers, n’ayant plus aucune maîtrise de la gestion et constatant la défaillance de celle-ci, se désengagèrent et emportèrent avec eux la confiance des banques et des fournisseurs étrangers. Ensuite, le manque d’autonomie de gestion conjugué à un monopole de service entraînèrent une déresponsabilisation de la direction des entreprises et de nombreuses carences de gestion. D’après les théoriciens de l’« économie de la bureaucratie », il n’était nul besoin d’autant de laxisme et de défaillance de la part des pouvoirs publics subsahariens pour nuire à l’efficacité d’une exploitation, de fait, publique. Des biais bureaucratiques structurels « vont limiter l’efficience de la production administrée car, outre l’objectif de service public, vont apparaître d’autres considérations qui se substituent (…) à la recherche de la maximisation du profit » .

La gestion des ressources humaines semble avoir été particulièrement défaillante. Les embauches sur recommandation n’ont pas aidé à améliorer le niveau de qualification du personnel. La pratique avait plutôt renforcé le sureffectif, notamment des personnels chargés des fonctions administratives . Des pratiques de gestion peu saines s’étaient développées : détournements de carburant et de matériel pour l’usage personnel ou la revente.

La gestion des parcs ne brillait pas non plus par sa cohérence et une logique de réflexion sur le long terme. Les entreprises, au départ, avaient acquis d'un seul coup des parcs importants sans véritablement réfléchir à leur maintenance ; le vieillissement avançant, le taux de disponibilité de ces parcs s'était considérablement réduit. Le flagrant défaut de logique économique de ces entreprises s’était une fois de plus manifesté à travers la diversification des marques des autobus au détriment de l’efficacité de la maintenance. En fait, c’est plutôt aux Etats, à l’origine de la création de ces entreprises et premier actionnaire, qu’on devrait reprocher ces manquements. Quand le renouvellement des véhicules s’imposa, les pouvoirs publics étaient confrontés à des restrictions budgétaires et à la limitation des aides extérieures. Les entreprises avaient dû réduire leur offre et, du même coup, leurs recettes ; la surcharge des véhicules s’accrût, ce qui entraîna une plus grande dégradation des véhicules qui roulaient encore. Les entreprises se retrouvèrent dans un cercle vicieux qui allait précipiter la majeure partie vers la cessation des activités.

X. Godard et P. Teurnier estiment qu’à l’instar du cas de la SOTRA à Abidjan, les subventions qui étaient accordées étaient modiques au regard de l’importance des obligations de service public exigées : « la plus grosse subvention, celle de 6 milliards de F CFA accordée à la SOTRA (…) est peu de chose pour une entreprise de 6 000 personnes, exploitant 1 200 bus et transportant 400 millions d’usagers par an, dont 80 millions gratuitement ! ». De plus, avec la crise, le paiement par les Etats se faisait en retard, poussant les entreprises à emprunter pour alimenter leur trésorerie, donc des dépenses supplémentaires en intérêts. Progressivement, les subventions avaient même considérablement baissé, voire tout simplement été supprimées, alors que les entreprises ne disposaient pas d’une autonomie de gestion et les tarifs demeuraient parfois bloqués. De toute façon, une augmentation importante et brutale des tarifs ne pouvait que rebuter la clientèle.

Les enseignements que nous pouvons tirer de ces expériences d’entreprise de transport urbain à capitaux publics sont que la logique politique a été privilégiée par rapport à la logique économique. La double nature de l’Etat, actionnaire principal et puissance publique qui ne respecte pas les textes encadrant l’activité, a grandement contribué aux échecs. La défaillance de l’actionnaire sur le plan de la gestion et le blocage des tarifs a provoqué la dérive des coûts d’un côté, la réduction des recettes de l’autre. Bien entendu, d’autres causes peuvent être avancés : non-respect du monopole et concurrence des artisans, voirie défectueuse, importance des coûts des véhicules, matériel inadapté au contexte, congestion du trafic, instabilité politiques…

Dans le cadre d’une exploitation d’un ASPI, l’exclusivité d’un site propre doit permettre de lever la plupart des raisons ayant entravé l’activité des entreprises de transport urbain en Afrique subsaharienne (concurrence sauvage des artisans, état de la voirie, congestion…). Mais il est indispensable de clarifier les rapports entre l’Etat et l’exploitant afin que ce dernier dispose d’une autonomie de gestion de son activité et ne doive rendre compte que des obligations contractuelles de service public. Serait-ce possible avec une exploitation publique ou contrôlée par les pouvoirs publics ? Si des avancées sont possibles sur le plan de l’organisation institutionnelle des transports urbains, aspect que nous approfondirons ailleurs, une autonomie complète de gestion par rapport aux politiques dans le cas d’un actionnariat public est difficilement envisageable dans le contexte politique et social subsaharien actuel. Il est tout aussi difficile d’espérer une meilleure gestion de la chose publique.

Plutôt que de prendre un risque aussi important, pourquoi ne pas appliquer des solutions qui ont eu du succès pour l’exploitation des ASPI dans des contextes assez proches ? Comme l’ont constaté J. Rebelo et P. Machado , généralement, si le site propre intégral pour autobus en Amérique latine est construit par les pouvoirs publics, l’exploitation est le fait d’opérateurs privés : « Traditionally, busways have been built by the State/Municipality and most often operated by private operators under a short-term operations contract ».

Généralement, l’exploitation privée se traduit par une maîtrise des dépenses publiques. Dans les systèmes latino-américains en particulier, les charges d’exploitation et l’amortissement des véhicules sont couverts par les seules recettes tarifaires. Mais l’exploitation privée signifie surtout une clarification des rôles entre la puissance publique qui planifie, construit et administre le système et les entreprises qui fournissent le service. Une régulation rigoureuse, inspirée par le modèle curitibain, définit les exigences de service pour l’exploitant (itinéraires, qualité de service, véhicules…) tout en lui donnant des garanties sur son activité (durée du contrat permettant l’amortissement des investissements, réajustements tarifaires, obligations de la puissance publique…).

Un tel schéma n’est certes pas infaillible : les accointances entre les entrepreneurs et les décideurs politiques ou encore la constitution d’oligopoles en sont des corollaires. Le redéploiement d’une offre parallèle – des véhicules de petite capacité, en dehors du cadre réglementaire établi – dans les grandes agglomérations du Brésil traduit notamment les limites du schéma qui y est appliqué. Mais Curitiba se démarque une fois de plus par la faiblesse du développement d’une offre parallèle parce qu’elle a su réajuster sa réglementation des transports urbains lorsque la nécessité s’en est fait sentir, notamment lors de la crise économique dans les années 1980 et le renchérissement du coût de la vie. La reproduction du schéma et les premiers bilans du Transmilenio de Bogota sont également autant d’éléments qui militent pour une exploitation privée des ASPI. Comme nous le notions plus haut, les systèmes latino-américains doivent cependant leur succès à la présence de pouvoirs publics jouant pleinement leur rôle d’organisation et de réglementation des transports urbains.