b. Le transport artisanal, des avantages en termes de niveau et de risque d’investissement, des économies au détriment des externalités

Outre la forte dépendance des autobus à l’envergure de la voirie bitumée et praticable, l’exploitation artisanale présente trois autres avantages par rapport aux véhicules de plus grande capacité. Le premier et le plus immédiat est financier : le coût d’achat des bus les met hors de portée des artisans opérateurs de transport urbain. Nous avons déjà eu l’occasion de discuter des conséquences du second obstacle (Chapitre 5, Section II-1-b) : un environnement économique et politique incertain qui pousse à privilégier des placements moins coûteux et permettant un rapide retour sur investissement. Enfin, les conditions actuelles d’exploitation de véhicules de transport urbain favorisent fortement les artisans : sur le plan des recettes, la congestion du trafic avantage les véhicules de plus faible capacité (plus rapides, donc plus attractifs pour les usagers) ; en matière de dépenses, les artisans réalisent des économies au détriment des externalités.

Alors que le coût d’acquisition d’un autobus standard neuf se situe autour de 200 000 dollars hors taxes , les artisans opérateurs déboursent environ 10 000 dollars pour acheter les véhicules de 18 places, 20 000 dollars pour une trentaine de places , soit 10 à 20 fois moins. C’est ainsi que l’entreprise Anbessa, à Addis-Abeba, consacre 40 % de ses coûts à l’amortissement des véhicules (Tableau 57). De plus, les autobus sont importés et exigent donc des taxes de dédouanement qui peuvent être très importants. Le coût d’un véhicule représentait le double de son prix en France pour la SOTRA . D’un côté, les coûts d’investissement sont très importants et les charges douanières pèsent lourdement. De l’autre, l’accès au capital est très difficile dans le contexte subsaharien. Comme en Amérique latine, la mise en place d’une exploitation privée d’un ASPI passe par deux alternatives : s’appuyer sur les artisans opérateurs (Curitiba) ou créer une entreprise nouvelle (Bogota). Dans les deux cas, il faut des capitaux pour créer et entretenir l’activité.

Les artisans exploitent des véhicules (souvent un seul) de petite ou moyenne capacité dont ils ont financé l’achat sur capitaux propres. Ces fonds proviennent en grande partie d’une épargne personnelle, cumulée parfois avec des prêts familiaux ou des ventes d’actifs préalablement acquis. Les artisans opérateurs ont aussi recours à d’autres sources tels que les circuits de financement informels (tontines, associations…) ou encore le « crédit-bail ». Familièrement appelé le « travailler-payer », le crédit-bail est une modalité qui consiste à exploiter un véhicule appartenant à un propriétaire à qui est versée une redevance fixe, convenue à l’avance et pendant une période déterminée à l’issue de laquelle le véhicule appartient au conducteur . Mais, sauf à quelques rares exceptions, le financement bancaire est inaccessible à l’activité. L’étude SITRASS réalisée dans quatre villes africaines (Abidjan, Bamako, Harare et Nairobi) tire le même constat partout et fait état des raisons avancées par les opérateurs dans leur non-usage du système bancaire : des taux d’intérêts trop élevés, des échéances de remboursement trop courtes, le manque d’accès au crédit ou encore l’absence de besoin. Selon les auteurs, les difficultés du recours au financement bancaire sont multiples :

  • L’activité de transport artisanal ne présente pas une comptabilité lisible par une banque ;
  • L’acquisition de véhicules d’occasion ne rentre pas dans le champ de financement bancaire ;
  • Le faible coût d’acquisition des véhicules n’implique pas nécessairement le recours au crédit.

P. Labazée privilégie une approche anthropologique pour expliquer le rapport au crédit bancaire des entrepreneurs africains : « le banquier, qui est loin d’être reconnu comme une autorité morale incontestable, applique dans sa transaction ses propres règles et contraint l’entrepreneur à se situer sur le terrain de la rationalité qui n’est pas la sienne ». Si son analyse s’appuie sur l’observation des pratiques des grands commerçants burkinabés, elle vaut dans ses grandes lignes pour les artisans opérateurs de transport aux pratiques entrepreneuriales proches.

Mais, au-delà du caractère atypique de l’activité artisanale de transport urbain et de ses rapports avec le milieu bancaire, l’analyse financière effectuée à Abidjan, Bamako, Harare et Nairobi montre que l’activité ne présente pas une surface financière suffisante pour pouvoir bénéficier d’un crédit d’achat pour un véhicule neuf [SITRASS, 2001b]. Et ce, comme nous le verrons plus loin, en dépit des économies réalisées au détriment des externalités. Comment l’activité pourrait-elle alors garantir un emprunt pour un véhicule neuf et de plus grande capacité dans le cadre d’une exploitation aux externalités maîtrisées ? Les avantages des ASPI du point de vue d’une amélioration de la rentabilité de l’exploitation des véhicules de grande capacité sauraient-ils à eux seuls augmenter la surface financière et, en même temps, compenser les économies sur les coûts externes ? Les problèmes rencontrés par la municipalité de Quito dans le regroupement des artisans pour l’exploitation du corridor Ecovia traduisent bien la difficile équation entre rentabilité de l’activité de transport urbain et des opérateurs abandonnés à eux-mêmes.

Quant aux quelques entreprises structurées qui survivent dans l’hostile contexte subsaharien, lorsqu’elles sont publiques ou parapubliques, elles peuvent avoir accès à des crédits à taux avantageux et échéances plus longues grâce à la garantie que représente la collectivité publique. Entièrement privées, les entreprises sont généralement dépourvues d’une telle garantie et si elle existe, cette garantie est logiquement bien moindre. Dans une activité où la rentabilité a été jusque-là soumise à des aides publiques ou à la génération d’effets externes négatifs, où le respect de la réglementation (monopole total ou partiel de service ou plus simplement, règles de stationnement et de circulation sur la voie publique) n’est pas entièrement assuré, les entrepreneurs privés présentent des risques trop grands pour les crédits bancaires. Cela s’est notamment traduit par les difficultés de privatisation des anciennes entreprises publiques et de mise en concession de leur service dans plusieurs agglomérations africaines.

Il serait faux de réduire la question de l’investissement dans le secteur des transports aux seuls moyens financiers propres ou sur emprunts dont disposent les opérateurs. L’environnement économique et politique subsaharien instable en général, un cadre réglementaire et institutionnel des transports urbains flou en particulier, poussent les opérateurs à privilégier des investissements faibles, diversifiés et avec un retour rapide de la mise de départ. L’étude SITRASS sur la rentabilité du transport artisanal à Abidjan, Bamako, Harare et Nairobi constate ainsi une recherche systématique de maximisation des flux de trésorerie plutôt qu’un calcul de l’amortissement de l’investissement dans une perspective de long terme. Adoptant cette logique pour son analyse, l’étude note des retours sur investissement extrêmement rapides : « …les délais de récupération peuvent être inférieurs à l’année, ce qui fait de l’activité de transport urbain de personnes une activité hautement rentable » .

Mais l’étude estime, enfin, que cette rentabilité est largement réalisée grâce à une économie de capital (achat de véhicules d’occasion plutôt que neufs et souvent très anciens) et se fait donc aux dépens de la sécurité des usagers de ce mode et des autres usagers de la route. Compte tenu des caractéristiques de son fonctionnement, on peut légitimement penser que la rentabilité du transport artisanal se fait au détriment de bien d’autres coûts pour la collectivité :

  • L’utilisation préférentielle de véhicules de petite capacité et les arrêts intempestifs pour embarquer ou débarquer les usagers sont autant de facteurs de congestion de la voirie, en plus des risques d’accidents ;
  • L’usage de vieux véhicules, mal réglés et réparés au minimum – des économies réalisées sur l’achat et l’entretien –, en plus des problèmes d’insécurité, provoque plus de rejets polluants et de bruit ;
  • L’exploitation artisanale n’exige pas ou peu le paiement des taxes : autant de ressources en moins pour la collectivité.