1. Une exploitation entrepreneuriale des transports urbains

a. En Amérique latine, la professionnalisation des artisans privilégiée

En Amérique latine, le Brésil se distingue des autres pays par le choix fait, très tôt, de s’appuyer sur des entreprises privées structurées plutôt que sur des coopératives d’artisans pour le service de transport collectif dans les principales villes . La mise hors service des tramways, dans les années 40, a incité la plupart des villes à créer des entreprises municipales d’autobus. Ces entreprises cohabitaient avec une offre artisanale à base de véhicules de plus faible capacité (lotações). Compte tenu des limites des entreprises publiques à satisfaire la totalité de la demande, les pouvoirs publics décidèrent d’organiser le secteur artisanal dans un objectif d’amélioration de l’efficacité de l’ensemble de l’offre des transports publics : regroupement des opérateurs, contractualisation, incitation pour l’usage de véhicules de plus grande capacité, définition des itinéraires, des arrêts… La concentration des opérateurs a permis une rationalisation du secteur et la plupart des entreprises qui exploitent les réseaux actuels de site propre intégral pour autobus résultent de ces processus (Tableau 58). Certaines opèrent dans plusieurs agglomérations, d’autres ont diversifié leurs activités.

Tableau 58 : Le choix d’une exploitation par plusieurs entreprises privées des autobus en site propre intégral dans les villes brésiliennes
Ville Pop. (en millions d’habitants) Opérateurs de bus
Belo Horizonte 2,2 47 compagnies privées
Campinas 0,937 6 compagnies privées
Curitiba 1,5 10 compagnies privées
Goiânia 1,1 8 compagnies privées
Porto Alegre 1,3 14 compagnies privées + 1 publique
Recife 1,4 10 compagnies privées + 1 publique
Sao Paulo 9,9 53 compagnies privées

Source : A. Meirelles

A Curitiba, le démantèlement du tramway en 1952 a laissé la place à plus de 150 propriétaires particuliers de lotações (8 places) . La municipalité entreprit alors d’organiser ces opérateurs. Elle les a contraint à se regrouper en une dizaine d’entreprises et a attribué à chacune un secteur spécifique de desserte. La délégation d’un monopole d’exploitation des transports urbains dans un secteur spécifique, garanti sur une longue durée, a sécurisé l’activité et incité les opérateurs à investir dans des véhicules de plus grande capacité. Les dix entreprises de la ville représentent l’essentiel de l’offre de transport collectif : 65 % du parc total et 71 % des passagers transportés par jour, le reste relevant des autres compagnies de bus que compte la région métropolitaine . Le projet curitibain doit une part de sa réussite à la permanence de l’entente entre chacun des 10 opérateurs, d’une part, et la municipalité, d’autre part, tout au long de la mise en place du Réseau Intégré de Transport : les entreprises adhéraient au projet en investissant dans les véhicules et, en contrepartie, l’autorité leur garantissait le retour sur investissement par un renouvellement automatique du monopole d’exploitation dans leur secteur. Ce pacte interdit de fait toute entrée nouvelle dans le marché.

Toutefois, le modèle brésilien d’entreprise de transport urbain par bus montre des limites. A la marge de la réglementation, de nouvelles formes de transport artisanal avec des véhicules de petite capacité ont fait leur apparition dans les grandes agglomérations du pays. Le schéma brésilien visant à constituer un secteur privé structuré et encadré a favorisé une oligopolisation du secteur. B. Mandon pense que si la réglementation brésilienne a été assez intransigeante sur certains points tels que le niveau des tarifs, elle l’a été moins concernant les modalités d’exploitation et les pratiques de rentabilisation de l’activité (délaissement des dessertes peu rentables, concentration de l’offre aux heures de pointe), abandonnant du terrain à une offre artisanale parallèle. Toutefois, Curitiba se démarquerait une fois de plus des autres villes brésiliennes par la faiblesse du développement de l’offre de transport parallèle .

A Bogota et à Quito, l’option d’aménager des ASPI a précédé la professionnalisation des transports urbains. S’agissant de la seconde agglomération, nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer l’effort de professionnalisation du secteur entrepris par la municipalité : mesures en faveur de la création d’entreprises au détriment des coopératives d’artisans, concession prévue de l’exploitation du premier corridor de site propre intégral – Trolebus – à des entreprises privées, regroupement des artisans pour l’exploitation du second tronçon Ecovia, diminution de l’âge du parc.

Dans le cas de Bogota, il existait certes un regroupement des opérateurs en 62 « compagnies 63  », chacune se voyant attribuer un certain nombre de dessertes . Les opérateurs devaient adhérer à ces compagnies pour pouvoir exploiter leurs véhicules. Mais au-delà de cet habillage, l’offre de transport bogotasino de l’ère pré-Transmilenio présentait, à bien des égards, un caractère artisanal. Selon I. Chaparro, en 1999, plus de la moitié des 20 000 véhicules avaient une capacité inférieure à 30 places (minibus, microbus et taxis) et 85 % des opérateurs ne possédaient qu’un véhicule ; l’âge moyen du parc dépassait 20 ans. Un rapport de la Banque mondiale invite d’ailleurs à considérer les effectifs réels des transporteurs clandestins à hauteur de 30 à 50 % de plus que les estimations officielles du parc. Une expérience d’exploitation d’une voie exclusive a été tentée à Bogota dans les années 1990 sans toucher à l’organisation des transporteurs et a échoué. Pouvaient y circuler tous les opérateurs concernés par les liaisons assurées par cette voie. La seule exigence portait sur la taille des véhicules. Au départ, l’expérience a donné satisfaction, mais la voie s’est rapidement saturée du fait de l’augmentation non maîtrisée du nombre de véhicules qui y circulaient.

Fort de cet échec, des règles strictes d’attribution du service aux opérateurs privés pour le Transmilenio ont été instaurées. Pour la première phase qui s’est achevée en 2000, quatre entreprises ont été retenues, chacune assurant une desserte spécifique. Cinq autres entreprises ont été sélectionnées pour assurer le rabattement sur le site propre intégral. L’attribution des concessions exigeait une participation, au moins majoritaire, des anciennes compagnies de transport dans les entreprises sélectionnées . L’étude de la Banque Mondiale note d’ailleurs des fusions intervenues entre les anciens opérateurs dans le cadre du programme Transmilenio. Pour la seconde phase, un effort particulier d’intégration des petits propriétaires dans les entreprises qui exploiteront les autobus en site propre intégral ou les lignes de rabattement est envisagé .

Notes
63.

Nous employons ici la traduction littérale du terme utilisé par l’auteur, mais le fonctionnement des structures (adhésion de propriétaires de véhicules et respect du titre de propriété) nous inciterait plutôt à les ranger dans la catégories de coopératives.