2. La réglementation latino-américaine, des principes fondés d’après un contexte proche de celui subsaharien

a. La concession de l’exploitation des systèmes latino-américains : monopole de service contre exigence de qualité de service

Entre la dégradation de l’offre de transport dans le cas d’un monopole public et les insuffisances et les nuisances provoquées par une dérégulation totale de l’activité, l’Amérique latine a su inventer un nouveau modèle de réglementation des transports urbains. A. Estache et A. Gomez-Lobo en présentent les quatre grandes composantes :

  • La conception et la mise en place d’un réseau intégré de transport permettent de bénéficier des économies de densité (de la demande) et d’échelle tout en offrant une bonne couverture urbaine. La construction de l’infrastructure est prise en charge par la collectivité et l’exploitation confiée à des opérateurs privés. Il s’agit préférentiellement de site propre intégral afin d’optimiser le service. C’est notamment l’option ASPI retenue par Curitiba, Bogota, et Quito. A des degrés différents selon les villes, l’intégration tarifaire y est appliquée. Le Réseau Intégré de Transport de Curitiba présente un niveau d’intégration équivalent à celui d’un système de métro classique souterrain. Avec un ticket prépayé, les usagers accèdent à des stations fermées de forme tubulaire ; les correspondances entre site propre intégral et lignes de rabattement s’effectuent également sans sortir des stations. Seules quelques lignes assurant la liaison entre la ville et les communes périphériques ne sont pas intégrées au système. Le Transmilenio de Bogota et le Trolebus de Quito ont également adopté, à un degré de couverture géographique bien moindre, les principes de tarification intégrée de Curitiba : un ticket prépayé, à tarif unique, permet d’utiliser les autobus en site propre intégral et les lignes de rabattement.
  • La réglementation impose une limitation à l’entrée, des exigences de qualité de service, ainsi qu’un contrôle tarifaire. L’exploitation du réseau curitibain est assurée depuis plusieurs années par une dizaine d’entreprises, chacune disposant d’un secteur exclusif de desserte. L’autorité de réglementation impose un cahier des charges rigoureux aux opérateurs afin de garantir une bonne qualité de service au système : nombre de véhicules, dessertes, fréquences… Il fixe le tarif et décide de son évolution en fonction des coûts réels des opérateurs. Le tarif est établi de telle sorte que les dépenses de transport ne dépassent pas 10 % du revenu moyen d’un travailleur. Curitiba se démarque par des rapports entre l’autorité publique et les exploitants grandement basés sur la confiance. La concession de service ne fixe aucune durée contractuelle et peut être annulée à tout moment par la municipalité . A Bogota, la réglementation assure également un monopole aux exploitants mais sur des durées de concession précises : 10 ans pour les opérateurs en site propre intégral et 5 ans pour le service de rabattement, la seconde phase d’aménagement du Transmilenio prévoit de passer à 10 ans pour la concession du service de rabattement . Elle impose le niveau de service à assurer sur le site propre intégral à travers des exigences de fréquences et une limitation du nombre de véhicules qui y circulent. Le tarif est fixé par l’autorité de réglementation et régulièrement actualisé pour tenir compte de l’évolution des coûts.
  • Les revenus des opérateurs ne sont plus liés au nombre de passagers transportés afin d’éliminer les méfaits d’une concurrence entre opérateurs, à qui transportera le maximum de passagers. Avec la dérégulation complète, cela se traduisait par une course à la clientèle (la « guerre du centime » 64 ) sur les dessertes rentables au détriment de la qualité de la couverture du réseau. Les pouvoirs publics ont mis en place des systèmes centralisés de collecte tarifaire pour ensuite les redistribuer aux opérateurs. Là encore, Curitiba a grandement contribué à cette innovation lorsqu’en 1987 elle décide de prendre en charge, à travers sa structure de réglementation, la collecte des recettes tarifaires : on parle de « recette publique ». Les opérateurs sont rétribués en fonction du nombre de kilomètres qu’ils produisent. On a ainsi un système de subventions croisées entre les lignes les plus rentables et celles qui le sont moins. Bogota a ensuite adopté le même mode de rétribution des opérateurs des autobus en site propre intégral alors que le réseau de rabattement est remboursé en fonction du nombre de passagers transportés. Il revient à un concessionnaire privé, sélectionné sur appel d’offre, de réaliser la vente des titres de transport du Transmilenio.
  • Enfin, la nouvelle réglementation impose des spécifications pour les véhicules afin d’optimiser le système et de réduire les externalités négatives qui sont générées. Curitiba a ainsi développé des bus bi-articulés pour augmenter l’offre sur son réseau de site propre intégral. La desserte du Transmilenio est uniquement réservée aux bus articulés – autobus standards pour le service de rabattement – et les spécifications portent également sur le carburant utilisé. A Quito, il a été privilégié une alimentation électrique des bus pour le premier corridor de site propre intégral. L’aménagement d’un tel site constitue de plus une occasion de retirer les véhicules âgés de l’offre de transport. A Bogota, il était exigé de chaque opérateur du Transmilenio d’éliminer un nombre précis de vieux bus calculé sur la base de son nouveau parc.

Cette nouvelle réglementation se veut un correctif au désordre introduit pas une dérégulation totale des transports urbains. Mais si le monopole accordé aux opérateurs facilite l’intégration du système et la qualité de service, il affecte la recherche d’une meilleure productivité en éliminant la concurrence dans le marché. La réglementation introduit de nouveaux modes de concurrence pour le marché ou bien entre les différents opérateurs du marché. A Curitiba, c’est la dernière option qui a été privilégiée : la réglementation allie contrôle strict des coûts de production et benchmarking (démarche consistant à comparer les performances des différents opérateurs afin de retenir les pratiques du plus efficient). A Bogota, la concurrence se fait pour le marché : l’appel d’offre retient le mieux disant à même de satisfaire les exigences de service. Les risques commerciaux, notamment quant au niveau de la demande attendue, sont alors pour les opérateurs.

Notes
64.

Guerra del centavo, en espagnol, sans doute par dérision par rapport aux faibles gains que les conducteurs tirent de chaque passager.