3. Les autobus en site propre intégral, un facteur de restructuration de l’offre artisanale

a. Un risque d’opposition de la part des artisans

L’aménagement d’un site propre intégral intervient sur les liaisons à plus forte demande. En les privant ainsi des liaisons les plus rentables, les ASPI risquent de se heurter à l’opposition des artisans transporteurs. Les villes latino-américaines ont eu à expérimenter cette opposition, qui fut quelquefois très violente. A Quito, le gouvernement a dû décréter l’état d’urgence pour faire face aux protestations des opérateurs traditionnels contre l’aménagement du corridor Trolebus . Le rejet de « l’Etat » en Afrique subsaharienne s’est plusieurs fois manifesté et, dans les grandes agglomérations, il a parfois viré à de véritables affrontements. Il est fort probable que le retour de l’action publique dans un secteur qu’elle a trop longtemps abandonné à « la débrouille et [au] désordre inventif » 65 qui, de surcroît, remet en cause des acquis essentiels de l’activité des artisans, rencontre l’opposition de ces derniers. Avec l’accroissement des libertés individuelles intervenue ces dernières années sur le continent, les opérateurs n'hésitent plus à défier les pouvoirs publics. Peu de villes africaines n’ont encore jamais été paralysées par une grève des transporteurs. A Douala, ville que son premier magistrat n’hésite pas à qualifier de « capitale de l’indiscipline » 66 , la tension permanente dans les rapports entre conducteurs de moto-taxis et pouvoirs publics n’a pas besoin de grand chose pour s’enflammer. Le 9 juillet 2003, la rumeur du décès d’un conducteur de moto-taxi qui voulait éviter un contrôle de police a entraîné une chasse aux hommes en tenue dans toute la ville. Les conducteurs de moto-taxi ont bloqué les principaux axes de la ville et ont même tenté d’incendier un commissariat. Il y aurait eu cinq morts à l’issue de cette journée insurrectionnelle. A plusieurs autres reprises, les conducteurs de moto-taxi ont manifesté leur mécontentement vis-à-vis des forces de l’ordre en bloquant la circulation à Douala. Les opérateurs des transports urbains subsahariens – artisans, propriétaires, chauffeurs ou coxeurs – sont généralement organisés en syndicats et sont de plus en plus conscients de leur force.

En Afrique subsaharienne, l’aménagement d’un ASPI risque moins de se heurter à une minorité puissante de propriétaires de voitures particulières que de rencontrer une résistance de la part des artisans opérateurs de transport urbain. Mais, compte tenu des insuffisances et des nuisances de l’offre artisanale, sa remise en cause devient impérative. L’aménagement d’un ASPI constitue alors un prétexte à la restructuration de l’activité : l’apport qualitatif qu’il est susceptible de représenter pour la mobilité urbaine peut justifier certains « sacrifices ». A Quito, le soutien de la population pour un équipement représentant une amélioration sensible des conditions de déplacement a également pesé sur les rapports de force entre pouvoirs publics et opérateurs traditionnels pour imposer le Trolebus.

Toutefois, l’aménagement d’ASPI en Amérique latine s’est la plupart du temps déroulé dans des contextes moins conflictuels. A Curitiba, grâce à une restructuration antérieure de ses transports urbains, la municipalité a pu s’appuyer sur les entrepreneurs en place pour développer et exploiter son ASPI. A Bogota également, les pouvoirs publics se sont appuyés sur les opérateurs en place pour constituer les exploitants du Transmilenio. Le principe de regrouper les anciens opérateurs en entreprise pour exploiter le corridor Ecovia montre que la municipalité de Quito a tiré des enseignements du premier corridor en site propre intégral. Les projets d’ASPI dans les agglomérations subsahariennes ne pourront malheureusement pas, comme à Curitiba et Bogota, bénéficier d’un tissu entrepreneurial préétabli dans les transports urbains. Les pratiques artisanales y sont plus marquées qu’à Bogota ou à Quito (plus grande atomicité du secteur, véhicules exclusivement de faible capacité, moindre réglementation) pour envisager un regroupement des opérateurs en entreprises exploitantes. Une alternative pourrait être le regroupement des artisans en coopératives pour exploiter un ASPI, mais nous y voyons trois principales objections :

  • Outre que l’on perd les bénéfices d’économies d’échelle de l’exploitation – du fait de la propriété individuelle des véhicules, les coûts d’exploitation sont également individualisés – l’exploitation du site propre intégral par des coopératives risque de provoquer des pratiques concurrentielles contre-productives pour l’ensemble du système entre les membres d’une même coopérative. L’échec de l’expérience tentée à Bogota dans les années 1990 évoqué plus haut montre d’ailleurs les limites de cette démarche.
  • Les difficultés rencontrées par la municipalité de Quito pour le regroupement des anciens opérateurs en vue de constituer l’exploitant du corridor Ecovia – absence de vision d’entreprise des opérateurs, rivalités, assise financière insuffisante – risquent fort d’être encore plus grandes en Afrique subsaharienne où le caractère artisanal de l’exploitation actuelle est plus marqué. Entre autre, contrairement aux opérateurs traditionnels latino-américains, l’exploitation artisanale subsaharienne est exclusivement basée sur l’usage de véhicules de faible capacité. L’enjeu dépasse la simple mutualisation des avantages et des risques par le regroupement des parcs de véhicules et des équipements ; il s’agit presque, pour les agglomérations subsahariennes, de partir de zéro.
  • Enfin, la viabilité d’une exploitation de véhicules de grande capacité risque d’être subordonnée à certains avantages fiscaux qu’il convient d’encadrer. Les coopératives, par la multiplicité d’opérateurs qui sont susceptibles de s’en réclamer, compliquent cette exigence. Il sera plus facile pour les pouvoirs publics de contrôler la comptabilité d’une seule entreprise (dépenses en carburants, achats importés…) que celles des multiples membres d’une unique coopérative.
Notes
65.

Du titre de l’ouvrage collectif dirigé par X. Godard [2002a] sur les transports urbains subsahariens.

66.

Interview accordé par le Délégué du gouvernement auprès de la Communauté urbaine de Douala au quotidien local, Le Messager, dans son édition du 25 octobre 2005.