b. Le devenir des emplois générés par le transport artisanal en question

Le transport artisanal est un important pourvoyeur d’emplois dans les villes africaines pour les couches les plus défavorisées. Parmi ces métiers, figure celui de conducteur de moto-taxi auquel nous avons eu l’occasion de nous intéresser dans le cadre de l’étude PMU à Douala en 2003. Outre l’exploitation de données recueillies à l’occasion de l’enquête quantitative auprès d’une vingtaine de conducteurs de bendskins, nous avons eu à effectuer des entretiens qualitatifs auprès des opérateurs et des acteurs institutionnels. Si le moto-taxi ne constitue pas la forme dominante de transport artisanal en Afrique subsaharienne, certains enseignements le concernant sont également valables pour l’ensemble des emplois générés par le transport artisanal. A Douala, l’activité de bendskin génère 30 000 emplois directs, soit près des trois quarts des emplois directs des transports urbains . Le métier est exclusivement masculin et les conducteurs sont plutôt jeunes ; l’âge moyen est d’à peine 28 ans. La plupart des conducteurs de motos-taxis enquêtés ont été scolarisés jusqu’au premier cycle du secondaire et, en moyenne, ils exercent cette activité depuis moins de 3 ans. Conducteur de moto-taxi est un métier né de la crise économique. On y vient lorsqu’on a perdu son travail ou bien parce qu’à la sortie des études, aucune autre opportunité ne se présente. C’est également un métier qu’on exerce en attendant mieux.

Avec un revenu annuel de l’ordre de 300 000 F CFA, un conducteur de bendskin gagne à peine plus que le salaire minimum officiel 67 . En plus d’être peu rémunérateur, le métier de « bendskineur » est pénible. Le conducteur est constamment exposé au difficile climat de Douala (forte pluviométrie, chaleur), aux émissions de gaz de la circulation automobile, mais surtout aux risques d’accidents. Un pavillon de l’hôpital Laquintinie de Douala a été surnommé « bendskin » du fait de l’importance des conducteurs et des usagers du moto-taxi dans les accidentés reçus aux urgences. Dans la seule journée du 19 août 2003, trois conducteurs de moto-taxi auraient été tués suite à des accidents de circulation . Si c’est leur méconnaissance du code de la route qui est surtout dénoncée, les conducteurs de bendskins, de même que leurs passagers, sont surtout plus vulnérables que les automobilistes. Les taxis sont tout aussi téméraires et leur conduite aussi dangereuse mais la « sanction » est moins lourde en cas d’accident. A Lagos, entre 1989 et 2000, dans 68 % des cas, les accidentés en moto ont été tués contre 20 % des accidentés en auto ; les motos ont représenté 41 % des morts par accidents . Et si les Doualais se sentent moins en sécurité en moto-taxi que dans les autres transports collectifs où l’usager ne se retrouve pas seul avec un conducteur qu’il ne connaît pas, la réciproque est vrai : les conducteurs de moto-taxi constituent des cibles faciles pour des agresseurs qui leur demandent de les amener dans des zones isolées pour les dépouiller.

Conducteur de moto-taxi est un emploi pénible, dangereux et précaire. Pour ces raisons, il s’adresse d’abord aux couches les plus défavorisées de la population, aux jeunes adultes n’ayant pas obtenu de débouchés dans leur filière de formation ou ayant interrompu leur scolarité (Figure 39). Malgré la faiblesse de son niveau de rémunération, il leur permet de gagner leur subsistance. Le secteur informel est devenu, pour la majorité des citadins d'Afrique subsaharienne, la seule source de revenus, le dernier recours pour satisfaire les besoins en logement, en déplacement, en alimentation… Le bendskin, comme les autres emplois qui sont englobés dans cette définition, représente une « soupape sociale », une alternative à la criminalité et à la révolte. Il se situe, sans doute, à l’extrême des autres métiers du transport artisanal en termes de pénibilité des conditions de travail et de moindre rémunération. A Douala, les chauffeurs de taxi, qui occupent des emplois moins pénibles et moins dangereux, gagnent entre 1,5 et 3 fois plus que ceux de bendskin 68 . S’il est moins pénible et moins dangereux que celui de bendskin, le métier de chauffeur de taxi à Douala, comme celui de conducteur de matatus à Nairobi, n’en continue pas pour autant de s’exercer dans des conditions difficiles. Dans ce dernier cas par exemple, 60 % des opérateurs de matatus (conducteurs et autres métiers) font plus de 13 heures de travail par jour ; 15 % d’entre eux vont au-delà de 15 heures de travail quotidien .

En dépit (et à cause) des conditions difficiles qu’ils imposent, les métiers du transport artisanal constituent un des rares secteurs accessibles aux actifs déscolarisés, plutôt jeunes, des villes africaines. Dans son analyse du transport artisanal à Abidjan, Bamako, Harare et Nairobi, SITRASS effectue partout un constat identique :

  • à Abidjan, plus de la moitié des chauffeurs des minibus gbakas enquêtés a moins de 35 ans ; 53 % d’entre eux n’ont fait aucune étude et 32 % n’ont pas dépassé l’école primaire alors que la Côte d’Ivoire affichait, lors du recensement de 1988, un taux de scolarisation de 74 % .
  • à Bamako, 78 % des chauffeurs enquêtés avaient moins de 40 ans ; 48 % n’avaient pas fait d’études, 21 % n’avaient pas dépassé l’école primaire et seulement moins d’un tiers avait suivi des cours dans le secondaire ou, au moins, avait achevé le cycle primaire .
  • à Harare, la moyenne d’âge des chauffeurs de minibus enquêtés était de 33 ans, celle des receveurs, 23 ans ; une minorité (10 %) d’entre eux seulement était allée jusqu’aux études secondaires, un grand nombre (la moitié des chauffeurs et deux tiers des receveurs) n’avait reçu aucune éducation scolaire .
  • à Nairobi, la moyenne d’âge des chauffeurs des minibus matatus interrogés était de 31,5 ans, celle des receveurs, de 26 ans ; les deux tiers des enquêtés avaient fait des études secondaires, le tiers restant n’avait pas dépassé le primaire .

Le transport artisanal génère de nombreux petits métiers de débrouille, dont la précarité est encore plus importante que celle des transporteurs. Ces métiers s’adressent en priorité aux plus jeunes, aux citadins les moins instruits et aux couches les plus défavorisées de la population. Si des analyses pour mesurer l’ampleur du phénomène font défaut, une simple observation permet de constater l’envahissement des rues africaines par des petits réparateurs, des colleurs de roues, des échoppes de vendeurs de pièces détachées, de carburant et de lubrifiants mécaniques ou encore de laveurs de voitures dont l’activité dérive du transport artisanal.

Figure 39 : Bendskineur, un métier par défaut

Source : Informations issues d’un entretien de groupe avec des conducteurs de motos-taxis à Douala, 9 octobre 2003

L’aménagement d’un ASPI, en apportant une amélioration de la productivité des transports collectifs, se traduirait automatiquement par une perte d’emplois dans le secteur. Déjà, les taxis doualais couvrent près des deux tiers des déplacements en transport collectif (cf. Chapitre 4, Section II-3-a) avec 2,5 fois moins de conducteurs que les motos-taxis . Sachant qu’un autobus peut accueillir 16 fois plus de passagers qu’un taxi, on devrait logiquement s’attendre à une réduction du nombre d’emplois dans le transport artisanal. Le fait de privilégier une exploitation entrepreneuriale d’un ASPI, avec les économies d’échelle que cela comporte, entraînerait également une réduction des petits métiers qui vivent de l’entretien/réparation automobile au profit d’emplois plus qualifiés mais quantitativement moins importants.

Notes
67.

Cette moyenne statistique a été effectuée sur cinq conducteurs, non propriétaires, à partir des données recueillies par l’enquête quantitative. Si l’effectif est trop faible pour tirer des enseignements solides, ce calcul, conforté par les entretiens qualitatifs, reflète la faiblesse de revenus de ce métier.

68.

Moyennes statistiques sur une dizaine d’opérateurs de taxis et une quinzaine d’opérateurs de bendskins. Là encore, nous ne retiendrons que les tendances.