II. D’une réponse technique et organisationnelle à une contribution à la construction citoyenne en Afrique subsaharienne ?

En Afrique subsaharienne, la production du service de transport urbain par une entreprise structurée à capitaux publics a échoué. La dérégulation complète du secteur, préconisée en réponse à cet échec, montre des limites face à l’évolution de la demande de déplacements. Le déséquilibre entre l’offre et la demande est tel qu’il ne peut plus être comblé par de ponctuelles constructions d’infrastructures viaires. Les noyaux centraux, les plus sollicités par les flux de déplacements, sont densément saturés. Mais surtout, une construction d’artères viaires à la hauteur des besoins actuels exigerait des coûts considérables. Avant la crise économique, de nombreux projets ont fleuri sur le continent africain allant du métro pour les Etats les plus fortunés (Lagos) à des métros légers de surface ou des trains urbains pour ceux qui l’étaient moins (Abidjan, Dakar). Mais à cette époque déjà, le projet ne durait que le temps de se rendre compte de la difficulté à entretenir ces équipements. Aujourd’hui, la faiblesse des ressources publiques éloigne encore plus de telles perspectives. Le cycle de l’évolution des transports urbains subsahariens ressemble fort à celui qu’a connu l’Amérique latine. Dans ce dernier cas, la plupart du temps, l’étape suivante a été l’option autobus en site propre intégral. Le projet en cours à Dar es Salam, les études effectuées à Addis-Abeba ou encore leur évocation dans le cas de Accra et de Dakar, sont autant d’indices qui laissent croire que voici venu le temps des ASPI dans les grandes agglomérations subsahariennes. Mais auront-ils le même succès qu’en Amérique latine ? Pour répondre à cette question, il convient de situer le débat non plus en termes d’options technico-organisationnelles, mais sur le plan du cadre dans lequel s’effectue le choix du système de transport.

E. Vasconcellos [2001, p. 129] est convaincu que le modèle curitibain de planification, de construction et d’exploitation de site propre intégral pour autobus n’est transposable dans aucune autre ville. Selon lui, il correspond à une réponse à une situation donnée, réponse qui s’est construite au fil du temps, s’adaptant aux dynamiques locales. Bogota et Quito sont partis du résultat obtenu et l’ont adapté à leur contexte. Dans les deux cas, le modèle suivra dans les prochaines années une dynamique qui lui sera propre. Le choix fait en faveur des petits opérateurs pour la seconde phase du Transmilenio à Bogota et le second corridor Ecovia à Quito témoigne de cette évolution. Notre démarche concernant les agglomérations subsahariennes procède de la même logique. Il s’agit de partir des grands principes qui fondent le succès des systèmes latino-américains et de les adapter au contexte subsaharien. Un modèle subsaharien, voire plusieurs modèles selon les contraintes propres à chaque agglomération, pourront ainsi prendre forme par la suite.

A Curitiba d’abord, à Bogota et à Quito ensuite, le schéma d’organisation des transports urbains s’est construit dans le cadre des forums urbains modernes que sont les municipalités élues. Dans la première ville, les choix ont d’abord relevé de la seule composante technicienne et élitiste avant de faire progressivement l’objet d’un débat plus large. A Bogota et à Quito, les décisions sont le fait d’élus locaux disposant d’un mandat des citadins. Les municipalités ont ainsi d’abord été le cadre de l’expression d’une volonté. Elles ont ensuite permis la traduction de la volonté exprimée et son adaptation, au fur et à mesure, aux contraintes qui se présentaient.

Or, en Afrique subsaharienne, un tel cadre d’expression des citadins et sa traduction en des projets concrets est absent. L’Etat post-colonial, affaibli par la crise, a pratiquement démissionné de la production des services urbains. Les collectivités locales n’ont pas encore trouvé leur place. Plus que jamais, la ville est le lieu de l’économie populaire de la débrouille. Celle-ci met en valeur les ressources humaines et les savoir-faire pour compenser la faiblesse des financements mobilisables et répondre aux besoins quotidiens. De plus en plus, les citadins, renforcés au fil du temps dans leur conviction d’appartenance à leur communauté urbaine, apprennent à se passer de l’Etat et à aller parfois contre lui dans la production de « leur » ville. Du fait de l’impossibilité ou des difficultés d’articulation entre les institutions centrales du pouvoir et les individus, ces derniers ont alors recours à « l’intermédiation populaire organisée » 71 dans leur volonté d’auto-organisation [Leimdorfer, 2003, pp. 113-114]. Mais, à l’instar de M. Arnaud [1998, p. 115], nous pensons que « les « filières informelles » (…) sont dans l’incapacité de mettre en place cette [unité de temps et de lieu qui font d’une agglomération de population une « ville »] et ce d’autant plus qu’elles ne sont pas officiellement reconnues ».

Dans les agglomérations subsahariennes, le choix d’aménager un ASPI vient plutôt de l’intelligence technico-financière, cette association de fait formée par les bailleurs de fonds et l’expertise internationale. Il est ainsi des projets actuels d’ASPI dans certaines agglomérations subsahariennes. D’ailleurs, tant par sa nature que par les éléments qui la nourrissent, notre réflexion s’inscrit dans le cadre de cette intelligence technico-financière. La matérialisation de ce choix passe ensuite par les administrations publiques centrales ou locales.

Compte tenu des constats de déliquescence de l’action publique en Afrique subsaharienne, on peut légitimement s’interroger sur la capacité des pouvoirs publics africains, même assistés par l’intelligence technico-financière, à aménager et à administrer un ASPI. Dans un projet aussi coûteux, le phénomène de corruption dans les administrations publiques peut ainsi inquiéter. Malgré des pratiques de « mercenaires dans leur propre pays » 72 , ce sont des agents publics qui oeuvrent, avec une certaine efficacité, aux divers projets d’infrastructures viaires dans les agglomérations subsahariennes. Ce sont également eux qui suivent l’avancement de projets d’ASPI à Addis-Abeba et à Dar es Salam. Ils s’appuient notamment sur une expertise étrangère pour compenser certaines carences techniques et organisationnelles. Certes, l’inefficacité, certaines carences ou la corruption se traduisent en termes de surcoûts sur l’investissement et l’exploitation mais elles n’empêchent pas les réalisations. La démarche préconisée ici vise d’ailleurs à limiter ces surcoûts en limitant, sur le plan de l’exploitation, l’action publique à un contrôle du respect de la réglementation.

Suite à l’aménagement d’un ASPI dans une agglomération subsaharienne, verrons-nous une appropriation par les citadins de cette option technique et organisationnelle importée ? Certes, il existe un risque de rejet de cette greffe par les citadins africains. C’est pour cette raison que nous avons insisté en faveur d’une planification et d’une administration locales du système. « C’est (…) au niveau local que la société civile s’approprie le mieux les problèmes et les revendications de transport, selon le principe de subsidiarité désormais universellement diffusé » [Lombard et Steck, 2004, p. 14]. La proximité de l’action publique permet une meilleure prise en compte des attentes des citadins et réduit ainsi les risques de rejet. C’est cette appropriation du système d’autobus en site propre intégral qui, à terme, devrait mener à l’émergence d’un ou plusieurs modèles d’organisation des transports dans les grandes agglomérations subsahariennes. Les nombreuses manifestations de ces dernières années contre la vie chère dans les villes africaines traduisent un certain dynamisme de l’expression populaire et de la construction citoyenne. Mais, dans le domaine des transports urbains comme dans beaucoup d’autres, l’absence d’une politique réduit cette expression à des protestations ponctuelles et cycliques. Un ASPI pourra sans doute servir de point de fixation de l’expression citadine dans une démarche constructive pour les transports urbains.

Au-delà du rôle futur des citadins dans les politiques de transport urbain, il est donc question de leur statut de citoyen. « Par citoyenneté, il faut entendre la façon de jouer un rôle actif dans une communauté politique organisée » [Sawadogo, 2001, p. 147]. Dans l’introduction de cette thèse, nous avons mis en avant le rôle d’amélioration de la mobilité urbaine d’un ASPI et sa contribution indirecte à la construction de la citoyenneté en Afrique subsaharienne. Il convient également de noter son potentiel d’implication des citadins dans les politiques urbaines, contribuant ainsi d’une manière plus directe à la construction de la citoyenneté.

Les autobus en site propre intégral, outil technique et organisationnel, doivent conduire à la prise de conscience de la nécessité d’une approche globale des transports urbains à l’échelle de l’agglomération et favorisent la création d’un cadre de concertation sur cette question afin qu’un modèle d’organisation propre à chacune des grandes agglomérations subsahariennes puisse en émerger. A terme, il doit amener les citadins africains à ne pas être ces passagers d’une « carcasse branlante », dépeints par Nkem Nwankwo, acceptant leur « situation dans un silence résigné », mais des citoyens actifs, usagers d’un système de transport efficace et répondant à leurs aspirations.

Notes
71.

« Des intermédiaires collectifs ou individuels, responsables et plus fortunés, ou plus au fait des pratiques institutionnelles et disposant de réseaux de « connaissances » font ainsi la jonction entre les individus et les institutions ».

72.

Expression utilisée pour désigner les fonctionnaires camerounais par un auditeur d’une radio locale en avril 2006.