b. La durée de la traversée, en forte augmentation pour éviter de payer plus

Lorsqu’on ne s’intéresse qu’à l’évolution du coût de la traversée entre la situation avant la restriction de la circulation et celle d’après, on constate dans l’échantillon de l’étude, une faible augmentation : en moyenne, le coût de la traversée a augmenté de 7 %. En fait, lorsqu’on neutralise les effets de la récente augmentation des tarifs des transports collectifs, le coût moyen de traversée dans l’échantillon n’a pas évolué suite à la restriction de circulation des transports collectifs urbains sur le pont. C’est dans le détail, selon le lieu de départ – par conséquent, selon le mode de traversée (Tableau 61) – qu’on constate les effets de la mesure sur les dépenses de transport entre les deux rives du fleuve. A l’opposée de la traversée en navette, la traversée en bus est la moins coûteuse bien que concernant des déplacements de plus longue distance. Les usagers des bus des lignes longues Socatur ont vu leur coût baisser de 15 % en moyenne suite à la restriction de circulation. L’explication de cette baisse est à rechercher du côté des reports modaux : ceux qui traversaient en taxi économisent environ 30 % en moyenne en traversant en bus. Quant à ceux qui traversent en minibus, en cargos ou en transports clandestins, ils payent en moyenne 17 % de plus depuis la mise en place de la restriction de circulation. Mais une augmentation équivalente aurait de toute façon eu lieu suite à la réévaluation récente des tarifs des taxis.

Si l’augmentation du coût de la traversée est plutôt maîtrisée, celle de la durée des déplacements entre les deux rives du fleuve a explosé. En moyenne, un déplacement urbain entre les deux rives du Wouri en transport collectif en jour ouvrable de semaine nécessite 66 minutes, soit plus de deux heures pour l’aller et le retour (Tableau 62) ! Les déplacements entre les deux rives en bus nécessitent presque 1h30 en moyenne. Quel que soit le mode utilisé, les usagers des transports collectifs ont vu leur temps de déplacement augmenter suite aux mesures mises en place pendant les travaux de réhabilitation du pont (Tableau 63).

Tableau 62 : Durée moyenne d’un déplacement urbain entre les deux rives du Wouri, un jour ouvrable selon le mode de traversée
Mode de traversée Durée moyenne
Navette Socatur 53 minutes
Bus Socatur 88 minutes
Artisans 77 minutes
Tous 66 minutes
Tableau 63 : Augmentation du temps de déplacement entre les deux rives du Wouri en fonction des modes de traversée avant et après la restriction de circulation sur le pont
    Mode de traversée actuel
    Navette Bus Artisans
Mode de traversée avant la restriction
Taxi 30 % 93 % 71 %
Bus -* 50 % 101 %
Artisans 45 % 101 % 57 %
Tous 29 % 75 % 65 %

Lecture du tableau : Case Taxi/Navette, les anciens usagers des taxis qui traversent maintenant en navette Socatur ont vu leur temps de déplacement augmenter de 30 %.

*Effectifs insuffisants

Si l’augmentation du temps de traversée est plus faible pour les usagers de la navette, elle reste cependant importante : une augmentation moyenne de 29 % du temps de traversée après la mise en place de la restriction de circulation sur le pont.

L’augmentation du temps de traversée la plus importante est pour ceux qui traversent en bus. Ceux qui ont basculé du taxi et de l’offre artisanale au bus ont vu leur temps de parcours doubler en moyenne. Ceux qui traversaient déjà en bus avant la restriction de la circulation et qui continuent de le faire ont vu leur temps de parcours se dégrader considérablement : en moyenne, 50% de temps en plus. La circulation étant devenue plus fluide sur le pont, l’explication de la dégradation du temps de déplacement en bus est à rechercher dans une réduction de l’offre sur les lignes longues de la Socatur et/ou une importante augmentation de la demande pour ces lignes longues, ce qui accroît les temps d’attente.

L’augmentation des temps de traversée en minibus/cargos ou transports clandestins, malgré une probable augmentation de cette offre, est également très importante. Elle peut se justifier pour les usagers qui proviennent de l’offre taxi par les caractéristiques des deux modes : le taxi fait presque du porte-à-porte contrairement aux minibus/cargo et clandestins. Pour les autres usagers, cette augmentation du temps de traversée correspond pour une part à l’insuffisance de l’offre, donc des temps d’attente plus importants, et d’autre part à des stratégies observées aux points d’enquête Cimetière et Marché de Grand Hangar : pour payer moins, les enquêtés consentent à attendre le bus de la Socatur ; si celui-ci arrive plein, ils consentent alors à emprunter les minibus/cargos et autres clandos et donc, payer plus. Et des attentes plus longues se traduisent évidemment par des durées de déplacement plus importantes.

En fait, l’augmentation des temps de traversée est une conséquence de la nécessité de limiter l’augmentation des coûts. Les usagers qui résident dans les trois couronnes extérieures de Bonabéri et qui partent de la Nouvelle Route préfèrent attendre longtemps pour prendre préférentiellement les bus, les artisans sinon, et payer moins plutôt que de recourir à la navette, plus rapide mais plus chère. L’enquête quantitative permet une bonne appréciation des impacts de la restriction de circulation sur le pont en termes de coût, de temps et de fréquence de traversée. Mais pour percevoir les autres impacts et toute la palette de stratégies déployées, il nous faut faire appel aux entretiens individuels. L’essentiel de ces stratégies vise la réalisation d’économies dans le déplacement pour se rendre sur la rive opposée du Wouri.

Parmi ces stratégies, figure en bonne place le recours à la marche à pied sur la totalité ou sur une grande partie du déplacement. La marche à pied est pratiqué parfois sur des distances importantes et de façon régulière, à l’instar de deux piétons rencontrés sur le pont :

La raison principale évoquée par les enquêtés qui marchent est financière, conséquence des effets conjugués du renchérissement du coût des taxis et du trajet payant supplémentaire en navette SOCATUR.Un étudiant qui habite Bonambappe explique pourquoi il traverse maintenant à pied : « Oui, je dirai tout simplement que c’est un problème financier, pour commencer ; parce que vous avez vu avec le coût de taxi qui a augmenté, s’il faut partir du Centre Equestre [son domicile] à 175 [F CFA] pour l’entrée du pont et prendre le bus à 100 F, traverser, prendre encore le taxi pour l’université [soit 450 F CFA au total pour l’aller !]… Vraiment, ça va revenir très cher, très cher ! ». Le recours à la marche intervient parfois sur une partie seulement du déplacement. Si certains marchent entre leur domicile et le point de chargement de la navette pour réaliser des économies, d’autres font l’inverse : ils prennent un transport collectif entre leur domicile et le pont et traversent à pied. « …souvent, tu as l’argent pour payer le transport, mais l’argent est insuffisant. Tu préfères alors payer ici [à partir du domicile à Ndobo], tu arrives à Bonassama, tu frappes à pied 75 , tu traverses, tu pars là où tu pars. Quand tu veux (…) rentrer, tu frappes, tu arrives à Bonassama, tu prends le taxi puisque Ndobo-Bonassama, c’est très loin » (une mère de famille à Ndobo). Selon les individus, la marche à pied est plus importante à l’aller ou au retour. Pour cet habitant de Bojongo, par exemple : « On dépense beaucoup à l’aller en limitant les dépenses au retour ».

La pratique la plus courue et qui va d’ailleurs au-delà du cas posé par la traversée du fleuve, c’est la négociation des tarifs des transports collectifs. On « propose » un prix en-dessous des tarifs habituels ou homologués jusqu’à ce qu’on trouve l’opérateur qui accepte de transporter pour ce prix. Si la pratique permet des économies, elle oblige à de plus longues attentes. De plus, la négociation n’a cours qu’avec les artisans (taxi, bendskin, minibus/cargo, clandestin). Autant dire que l’interdiction des taxis et des moto-taxis a réduit la marge de manœuvre en la matière.

Certains habitants interrogés affirment se lever plus tôt ou rentrer plus tard afin d’éviter les heures de restriction de circulation sur le pont. Une jeune fille habitant Besseke et inscrite au lycée de Deïdo se lève à 5h00 pour traverser en taxi. Une étudiante domiciliée à Bonambappe, lorsqu’elle se rend sur la rive gauche : « j’attends une fois 21h00 parce que je peux emprunter le taxi ». Mais on peut se lever plus tôt et rentrer plus tard sans pour autant chercher à éviter la restriction. Il s’agit pour l’essentiel de conséquences des arbitrages coût/temps : les économies se font au détriment de la durée du déplacement et pour faire face au rallongement des temps de parcours, on avance l’heure du départ. C’est le cas pour ce jeune artisan domicilié à Ndobo qui veut prendre le bus à Cebec :« Oh ! Pour nous déplacer, souvent, on sort tôt le matin pour aller attendre le bus ». Parfois, les usagers des transports collectifs avancent leur déplacement avant les heures de pointe du matin ou le reculent après les heures de pointe du soir pour contourner les difficultés de la traversée.

Notes
75.

Frapper signifie, en langage courant, marcher.