Mener à bien un projet de cet ordre supposait partir d’un état initial, et suivre sur la longue durée, à la fois l’évolution propre du monastère, et celle de l’agglomération voisine, en démontrant qu’il y avait réelle interaction entre les deux. Assurément, l’abbaye représentait le gros morceau. Il allait falloir analyser dans le temps le développement spatial, l’emprise physique de l’établissement, l’organisation et les fonctions des constructions successives et des espaces ouverts, et les principes qui guident leur évolution ; enfin, l’image que le monastère renvoie à ses propres moines et celle qu’il offre à l’extérieur, et d’une manière plus large, sa façon de se projeter au-delà d’une clôture plus ou moins hermétique. En parallèle, le développement de la ville allait s’exprimer dans la relation mouvante entre espaces vides et espaces bâtis, se cristallisant autour d’axes principaux ou de pôles plus dynamiques. La mise en valeur d’éléments structurants propres, et bien sûr, la caractérisation des habitats, raison d’être et matière première du tissu urbain, participeraient de façon décisive à l’analyse du phénomène ; mais il faudrait aussi déchiffrer cette relation particulière instaurée avec l’abbaye, qui peut faire de la ville un modèle de « bourg monastique ». Enfin, l’une des questions transversales, à l’intérieur du cloître comme entre l’abbaye et le monde environnant, et à travers la ville, risquait de concerner les lieux et les formes d’expression du pouvoir ecclésiastique, ses rapports avec d’autres pouvoirs éventuels, ou ses relais à travers la société dépendante.
Ce faisant, nous allions nous trouver à la croisée de plusieurs problématiques, ayant connu un regain d’intérêt en France dans les années 1990.
Abbayes et monde monastique constituent depuis longtemps un thème privilégié de la recherche historique concernant le moyen âge. Dans cette période récente, il a été illustré entre autres, par les publications de R. Locatelli ou de L. Falkenstein, mais s’est concentré aussi, après M. Pacaut, sur le milieu clunisien, avec des travaux comme ceux de D. Iogna-Prat ou de D. Riche, et en Allemagne, de F. Neiske ou de J. Wollasch. En fait, ce thème reste au centre de plusieurs recherches interdisciplinaires, toujours en cours pour la plupart, et accompagnées de fouille de grande ampleur dans des sites aussi variés que Landévennec en Bretagne, Ganagobie en Provence, ou Saint-Denis près de Paris - comme en écho aux opérations plus anciennes, entreprises en Italie (Novalesa, San Vincenzo al Volturno), en Allemagne (Reichenau) ou en Suisse (Müstair, Romainmôtier). En Bourgogne, dominent les deux grands sites de Cluny et d’Auxerre, foyers de travaux pluridisciplinaires de grande envergure, où se sont déroulées des fouilles importantes, concentrées sur l’église abbatiale pour l’essentiel1. Dans la plupart des cas, ces recherches s’articulent autour de questions de topographie, de hiérarchie des espaces et des fonctions, mais aussi de spiritualité, et de modèles culturels et sociaux. En France du reste, de nombreuses opérations archéologiques ponctuelles continuent d’apporter des données ces dernières années2.
De son côté, le thème de la ville médiévale, également choyé par la recherche historique, avec dans les vingt-cinq dernières années la parution en France de grands ouvrages de synthèse, comme l’Histoire de la France urbaine, dirigée par Georges Duby en 1980, ou La ville au moyen âge de Jacques Heers, en 19903, a vu sa problématique considérablement renouvelée dans la même période, grâce aux progrès de l’archéologie urbaine. L’une des directions importantes de la réflexion actuelle concerne les schémas d’évolution topographique. Ils avaient déjà suscité une première tentative de synthèse en 1974, avec l’ouvrage de Pierre Lavedan et Jeanne Hugueney, L’urbanisme au moyen âge. Puis la question a été relancée pour le haut moyen âge, à partir de 1986, par la série toujours en cours de la Topographie chrétienne des cités de la Gaule - laquelle rejoint la problématique précédente sur l’origine des implantations monastiques, urbaines et péri-urbaines. Plus largement, données archéologiques, sources écrites et raisonnement régressif à partir des permanences de tracé, sont mis à contribution pour étudier ce qu’on appelle désormais la morphogenèse des agglomérations4. Quant à la problématique de l’habitat, qui fut un fer de lance de l’archéologie médiévale de terrain dans les années 1960 et 1970 en France, à travers des fouilles en milieu rural essentiellement, elle s’est largement tournée ces dernières années vers les élévations, favorisant le milieu urbain, mais dans une optique plutôt héritée de l’histoire de l’art, davantage sensible aux formes architecturales et aux décors5. Dans tous ces travaux, la question propre du bourg, abordée sous l’angle de l’histoire économique et de celle du peuplement dans les années 1950 / 19606, fait encore figure de parent pauvre. Toutefois, concernant spécifiquement le bourg monastique, on signalera deux exceptions majeures : les recherches archéologiques menées depuis des années à Saint-Denis, et la thèse d’histoire de Didier Méhu, publiée en 2001 sous le titre Paix et communautés autour de l’abbaye de Cluny (Xe - XVe siècle). Cette dernière s’intéresse, à partir des sources écrites, précisément à la nature du lien social qui unit moines et laïcs, dans ce lieu privilégié de la domination monastique qu’est le bourg de Cluny. Mais plus récemment encore, N. Pousthomis-Dalle s’est penché sur la morphogenèse de bourgs monastiques du midi de la France7. Enfin, la question des relations de pouvoir est récurrente à toutes ces problématiques.
Mais qu’allait représenter un site comme Tournus par rapport à des interrogations de cet ordre ? En premier lieu, l’importance de l’abbaye est réelle. Sur le plan historique, elle est restée jusqu’à la fin du moyen âge une des plus puissantes de la région. Elle est même une des rares à avoir su préserver son indépendance de l’envahissant modèle clunisien - dont le site-phare n’est pourtant distant que de trente cinq kilomètres - tout en maintenant un réseau de dépendances étendu. Certes, elle n’a pas laissé comme sa voisine, le souvenir d’une grande réforme spirituelle, menée par des abbés d’envergure exceptionnelle, ni d’une organisation totalement novatrice. Au demeurant, la question de la place d’un monastère comme celui-ci à l’époque de la grande expansion clunisienne est encore un sujet d’étude passionnant, qui n’a vraiment été abordé que par Isabelle Cartron - Kawé, dans sa thèse récente sur le réseau monastique de Saint-Philibert8. En fait, on assiste à Tournus à l’évolution moyenne d’une grande abbaye née sous protection royale dans un système typiquement carolingien, mais qui peu à peu se transforme et s’adapte au nouvel environnement religieux, politique et social, instauré à partir de l’an mil.
En second lieu, la présence même d’un castrum avant l’arrivée des moines, augmenté de cette « turnutium villa », suffisamment peuplée pour faire l’objet d’une mention spécifique, « avec ses habitants des deux sexes », dans la donation de 875, donne très tôt à l’agglomération voisine une existence tangible. La présence d’un noyau urbain d’origine antique renvoie même à des configurations rencontrées pour d’autres sites ; la juxtaposition d’un monastère en plein développement dès le haut moyen âge et d’un castrum fortifié d’époque romaine se retrouve ainsi exactement dans le cas de Dijon. Cette situation peut conduire à s’interroger sur les rôles respectifs de ce noyau originel et de l’abbaye dans le développement urbain. Pour autant, la dualité entre ces deux pôles opposés, entre lesquels flotterait un habitat intermédiaire aux contours imprécis, n’implique pas un schéma d’évolution de type « ville double », pour reprendre le vocabulaire de P. Lavedan et J. Hugueney : en effet, l’ensemble est explicitement placé, dès 875, sous la pleine et unique autorité du monastère. Son analyse en tant que bourg monastique ne risque pas d’être faussée par l’interférence de quelque autre tutelle. L’agglomération est d’ailleurs clairement désignée comme «burgus » dès le XIIe s.
Etudes historiques : cf., entre autres, LOCATELLI 1992, FALKENSTEIN 1997, PACAUT 1986 et 1993, et le point sur les études clunisiennes publié dans « Notes critiques : les études clunisiennes... », 1994 ; depuis, sur ce sujet : RICHE 2000, GUERREAU 1998...
Publications archéologiques, intermédiaires ou de synthèse, sur les différents sites mentionnés:
état de la question dans BONDE - MAINES 1988 ; surLandévennec : BARDEL 1991 et 1998 ; Ganagobie : FIXOT - PELLETIER - BARRUOL 1996 ; Saint-Denis : Atlas historique de Saint-Denis , 1996, WYSS - MEYER RODRIGUES 2000. Voir aussi Espaces monastiques ruraux , 2002. Sur Novalesa : La Novalesa 1981, CANTINO-WATAGHIN 1982, 1988, et 1995 ; San Vincenzo al Volturno : San Vincenzo al Volturno 1995. Sur la Reichenau : ERDMANN, W. - Die Reichenau im Bodensee. Geschichte und Kunst. 7., neu bearbeitete Auflage : Königstein im Taunus, Karl Robert Langewiese Nachfolger Hans Köster, 1984 ; ZETTLER, A. - Die frühen Klosterbauten der Reichenau. Archäologie und Geschichte. Sigmaringen : Jan Thorbecke, 1988 (Freiburger Forschungen zum ersten Jahrtausend in Südwestdeutschland ; 3). Sur Müstair : SENNHAUSER-GIRARD, SENNHAUSER, RUTISHAUSER, GUBELMANN, 1986 ; Müstair 1996, Wohn- und Wirtschaftsbauten... 1996, SENNHAUSER - GOLL 2000. Sur Romainmôtier :SENNHAUSER 1970, 1995, et 1996, et EGGENBERGER - JATON - SAROTT 1989 et 1998. Sur Cluny, cf. Gouvernement d’Hugues de Semur 1990 ; sur l’archéologie de l’abbatiale : BAUD 1993 a-b, 1996 c, 1999, et 2003 ; BAUD - ROLLIER 1993, ROLLIER 1994, et Cluny, un nouveau regard , 1996. Sur Auxerre : Archéologie et architecture d’un site monastique , 2000. Au reste, c’est dans ce contexte bourguignon que nous avions nous-même entrepris un D.E.A., en 1989-90, sur les bâtiments claustraux des abbayes bénédictines en Bourgogne médiévale - qui soulignait déjà les potentialités d’étude du site de Tournus (SAINT-JEAN VITUS 1990).
Il n’est qu’à se reporter à la revue Archéologie médiévale, où les articles et notices publiées chaque année dans la « chronique des fouilles médiévales en France » concernant abbayes et monde monastique ont été deux fois plus nombreux sur la période 1991 / 2000, que de 1971 à 1990.
Histoire de la France urbaine , 1980 ; HEERS 1990.
LAVEDAN - HUGUENEY 1974. Topographie chrétienne des cités de la Gaule : des origines au milieu du VIIIe siècle, édit. Nancy Gauthier et Jean-Charles Picard, Paris, de Boccard : 11 volumes parus à ce jour, de 1986 à 2000. Pour un bilan des apprts et des persepectives de l’archéologie urbaine à la fin du XXe s., cf. GALINIE 2000 ; sur les les analyse récentes de la morphogenèse des villes et villages, cf. notamment GAUTHIEZ, B. - « La topographie de Lyon au Moyen Age ». Archéologie du Midi médiéval, t. 12, 1994, p. 3 - 38 ; Morphogenèse du village , 1996, et Village et ville au Moyen Age , 2003.
Un bon aperçu de cette situation dans Cent maisons médiévales , 1998. Un état de la bibliographie récente sur la maison urbaine médiévale avait été proposé dans ESQUIEU 1995.
Cf. MUSSET 1966, qui faisait un point intéressant sur la question, au-delà du cas normand que développait cet article.
Sur le bourg de Saint-Denis, quelques états des lieux de la recherche archéologique dans MEYER 1979 et 1993, MEYER - WYSS 1985, et Atlas historique de Saint-Denis , 1996 ; une publication de synthèse est actuellement en cours d’élaboration. Sur Cluny : MEHU 2001. Les aspects étudiés par ce chercheur étaient totalement absents du livre paru en 1997 sur la ville de Cluny et ses maisons (GARRRIGOU-GRANDCHAMP et al., 1997), qui s’attache essentielllement à une typologie des formes et décors de l’architecture civile. Sur l’évolution morphologique de bourg monastique du midi, cf. POUSTHOMIS-DALLE 2001 ; cette auteure a également soutenu une Habilitation à diriger des recherches en décembre 2002 sous le titre : A l’ombre du moustier. Morphogenèse des bourgs monastiques en Midi toulousain (non encore publiée) : nous n’en avons pas pris connaissance à l’heure qu’il est.
CARTRON-KAWE 1998.