Restait à cadrer notre projet dans des limites chronologiques significatives. Ce sont les vestiges eux-mêmes qui nous les ont dictées.
Dans le site abbatial on le verra, le nombre, la densité et l’imbrication des restes archéologiques permettent, autant par l’étude des élévations que par quelques données de fouilles, de proposer une chronologie presque continue du début du XIe au milieu du XIVe s. ; sinon sur tout l’ensemble, du moins sur des portions très importantes. Au contraire, les témoins des autres époques, très rares et lacunaires pour ce qui précède l’an mil, isolés et disparates pour la fin du moyen âge, ne prêtent guère à synthèse ; il faut attendre la période des chanoines pour retrouver un ensemble cohérent sur tout le site. Du côté de la ville, on ne commence à recueillir des données pertinentes, grâce à des éléments conservés en élévation, que pour les XIIe / XIIIe s. - laissant ouvertes quelques pistes de réflexion pour le XIe ; pour la période XIIIe / XIVe s., les vestiges en élévation sont relativement nombreux. Quant aux sources écrites, toujours liées au monastère pour la période XIe - XIVe s., elles concernent dans quelques cas seulement le bourg, ses habitants ou les seigneuries des environs, souvent de façon sybilline. Bien sûr, des textes plus tardifs peuvent apporter un éclairage intéressant, sur la topographie urbaine en particulier - par raisonnement régressif en quelque sorte.
Concrètement, une chronologie englobant le XVe s., plausible au vu des vestiges conservés à travers la ville, n’aurait apporté que quelques maisons supplémentaires à notre corpus, qu’il aurait été difficile de rattacher à autre chose, alors qu’il aurait fallu nous tourner vers l’exploitation plus intense de textes plus nombreux, et d’un autre ordre que ceux de la période précédente (contrats notariés notamment), modifiant ainsi l’équilibre de notre ouvrage. A l’inverse, les témoins archéologiques auraient cruellement fait défaut pour le dernier tiers du XIVe s. Surtout, il nous est apparu qu’au XIVe s., on reconnaissait pour la première fois dans le tissu urbain, l’étoffe du centre-ville actuel : une étape était franchie dans la croissance de l’agglomération. Nous nous sommes donc arrêtés à la première phase de la guerre de Cent ans - à l’heure où celle-ci atteint la Bourgogne, où le roi Jean-le-Bon intervient dans les affaires des villes (et des monastères), où les routiers menacent, et où de solides murailles s’érigent un peu partout - même si Tournus ne subit la guerre de plein fouet que plus tard, avec le sac de la ville par les Armagnacs en 1422. Une rupture se fait sentir dans les années 1350 / 1360, et elle offre un repère historique commode.
De fait, entre le XIe et le XIVe s., c’est tout le moyen âge central qui est balayé, caractérisé par cette mutation généralisée de la société qui s’opère aux alentours de l’an mil. Cette période est celle de la mise en place et du développement du système seigneurial, des grandes abbayes bénédictines et de la splendeur de Cluny ; mais aussi de la montée de la puissance des papes, et du lent affermissement des autorités royales et princières. Beaucoup d’études, d’histoire ou d’histoire de l’art, sur le milieu monastique bénédictin, s’intéressent spécifiquement à l’an mil, à ce qui l’a précédé ou suivi, à la « période romane », ou au contraire, dans quelques cas, à la fin du moyen âge. Embrasser ces trois siècles et demi nous permet de suivre cette évolution de bout en bout, d’en désigner les points de rupture et les moments forts, dans ce qui apparaît comme une période majeure du développement de Tournus.
Néanmoins, nous avons jugé utile de faire le point sur ce qui précédait l’an mil : justement pour mieux saisir la nature de ces transformations.
Par rapport aux problématiques qu’on vient de poser, l’idéal aurait été de pouvoir commencer efficacement notre investigation en 875. Mais en dehors des diplômes de la période carolingienne, dont une collection remarquable concerne les moines de Saint-Philibert, et de sources narratives plus tardives, les uns et les autres déjà exploités par les travaux historiques récents9, il aurait fallu entreprendre des fouilles importantes pour renouveler le questionnement sur ce sujet, en l’absence de tout témoin visible en élévation pour ces périodes.
Pour autant, la dispersion des mentions, des trouvailles et des hypothèse anciennes, sur l’abbaye et sur tout le site de Tournus avant l’an mil, demandaient qu’on les rappelle et les ordonne, à l’éclairage autant que possible, des travaux les plus récents. Une synthèse, point par point, des données historiques pour ces périodes hautes, tenant compte des recherches de ces dernières années, n’était donc pas inutile. Mais du point de vue archéologique, le plus simple, pour dresser un état des lieux avant les transformations des XIe - XIVe s., était de partir du noyau initial de Tournus, de ce « castrum » légué par la colonisation romaine, dont la présence marquait encore fortement le paysage urbain, durant tout le moyen âge. Aussi avons-nous voulu caractériser ses vestiges, repérables essentiellement à des fragments de muraille d’enceinte dans les caves du quartier de la Madeleine, jamais datés objectivement. L’opportunité nous a été offerte de réaliser à deux endroits de son tracé, un sondage et une petite fouille : cela nous a permis une approche renouvelée, et de la question de son emprise, et de celle de la datation de l’enceinte ; enfin, nous y avons même touché des traces d’occupation du haut moyen âge. Nous pouvions donc partir, de ce côté au moins, sur des bases plus solides.
ANDRIEUX 1993, et surtout CARTRON-KAWE 1998. Voir aussi IOGNA-PRAT 1995.