La fortune historiographique de Tournus

Parmi les nombreux écrits concernant le Tournus médiéval, on peut distinguer cinq catégories de contributions, qui se succèdent dans le temps.

La première est celle des auteurs anciens. Pour la plupart issus du milieu ecclésiastique, ils s’attellent, après les guerres de Religions et la mise à sac de l’abbaye, à rappeler le lustre passé du monastère, généralement dans une perspective moralisante, présentant son histoire depuis saint Philibert et les origines de la communauté. La ville et ses habitants ne figurent qu’incidemment dans leurs préoccupations, mais à la fin du XVIe s., le premier d’entre eux, Pierre de Saint-Julien-de Balleure, publie la plus ancienne vue cavalière de Tournus, prise depuis l’autre rive de la Saône (ill. 5). Si le texte de cet auteur est succint, visant à s’intégrer à sa fresque plus large de l’Histoire des Bourgongnons, celui de Jean Machoud en 1657, également bref, et qui s’intéresse davantage à des considérations d’ordre juridique relatives à son époque, n’apporte guère d’élément nouveau. Au contraire, Pierre-François Chifflet dans le troisième quart du XVIIe s., et surtout Pierre Juénin au début du XVIIIe, qui est chanoine de l’abbaye, sont plus diserts et plus précis10. Ces deux auteurs livrent chacun un volume de « preuves », où ils éditent les sources textuelles qu’ils utilisent, ce qui en fait une sorte de cartulaire de l’abbaye de Tournus, recomposé a-posteriori. Ces compilations sont pour nous d’autant plus précieuses, que la majorité des originaux a depuis été perdue.

La seconde est celle des érudits de la fin du XIXe et du début du XXe s., regroupés à partir de 1877 au sein de la « Société des Amis des Arts et des Sciences de Tournus », d’abord autour de figures comme Jean Martin et Gabriel Jeanton. Aux fresques appuyées sur des récits hagiographiques et sur les archives de l’abbaye succèdent de courts articles dans des revues de diffusion locale, sur des sujets ponctuels, utilisant les voies nouvelles de la science historique - et même, avec J. Martin au tournant du XXe s., archéologique. On assiste alors à un regain d’intérêt pour l’histoire de la ville, qui n’exclut pas un regard nouveau porté aux vestiges de son passé, depuis le castrum antique. Les campagnes environnantes sont également prises en compte. Par rapport aux sources anciennes utilisées par Chifflet et Juénin, ces auteurs ont le mérite d’utiliser d’autres archives, modernes pour l’essentiel, mais dont quelques-unes remontent à la fin du moyen âge. J. Martin quant à lui, est le seul à s’être intéressé de près aux anciens bâtiments monastiques, pour la reconnaissance desquels il aura songé, à une époque où ceux-ci étaient encore largement masqués par des habitations, à utiliser les comptes-rendus de visites des XVIIe et XVIIIe s. Il présente aussi l’originalité d’avoir effectué les premières fouilles à l’abbaye, notamment lors du creusement d’un réseau d’égouts à partir de 1899, et d’avoir relevé, avec G. Jeanton, les plaques tombales de l’église abbatiale. Parallèlement, il se sera intéressé le premier aux cimetières mérovingiens des collines qui dominent la vieille ville11. En 1892, Emile Meulien publie la première histoire de Tournus qui soit centrée sur la ville et ses habitants : mais il s’agit d’un ouvrage assez court, qui balaye rapidement les évènements ; son intérêt principal réside dans la relation des droits seigneuriaux et des luttes entre la communauté monastique et les habitants, aux XIVe - XVe s. essentiellement. Enfin, au début du XXe s., Albert Bernard publie en deux temps, dans le bulletin de la S.A.A.S.T., un très intéressant « Dictionnaire historique et topographique des rues, place et promenades de la ville de Tournus », qui non seulement livre un certain nombre d’observations et d’interprétations de son époque, mais s’appuie également sur des sources d’archives, référencées en note. Cet auteur a aussi publié une des premières descriptions de l’abbaye, le rapport effectué après le sac de l’abbaye par les troupes du capitaine Poncenat en 1562. D’autres ouvrages nous paraissent moins fiables, même s’ils restent sources d’informations, comme Le vieux Tournus de Charles Dard, davantage tourné vers une flânerie pittoresque et inspirée, qu’appuyé sur des observations rigoureuses12.

Porté par cette incontestable dynamique, un ouvrage complet paraît en 1905, qui tente de faire le point des connaissances acquises. Il est toutefois axé encore une fois sur l’abbaye, dont il fournit un état des lieux à cette époque, signalant au passage travaux et découvertes. Ce livre est dû au propre curé de l’église Saint-Philibert, Henri Curé13. Son contenu est inégal, et ses interprétations pas toujours justifiées par des sources explicites ; mais c’est la première synthèse sur le monastère depuis Juénin - et la dernière parue à ce jour. Qui plus est, il contient l’une des premières descriptions « archéologiques » de l’église abbatiale, faite par un grand historien de l’art, Jean Virey, qui reprend sensiblement le contenu de son article paru dans le Bulletin Monumental en 1903.

Avec Jean Virey, on entre dans la troisième catégorie, celle des travaux d’historiens de l’art spécialistes d’architecture monumentale. Tout au long du XXe s., ceux-ci vont se focaliser sur l’église abbatiale, classée depuis 1841, dont ils décrivent les différentes parties, tentant de les dater par comparaison d’architectures ou de décors. Après J. Virey et Ernst Gall dans la première moitié du XXe s., c’est Jean Valléry-Radot qui reprend le flambeau en 1955, dans un ouvrage superbement illustré par les photographies de Georges de Miré, source iconographique inégalée à ce jour. Ces auteurs profitent alors des dernières découvertes de l’architecte des monuments historiques, M. Berry, faites lors des travaux de restauration à l‘église et dans les bâtiments claustraux14. Mais dans les décennies qui suivent, les observations de J. Valléry-Radot font ici et là l’objet de critiques ponctuelles15.

Aussi, une nouvelle étude d’ensemble de l’église abbatiale, visant à démontrer la part importante des constructions du XIe s. dans ce qu’on a aujourd’hui sous les yeux, et le fait qu’aucun vestige encore visible n’est antérieur à l’an mil, voit le jour en 1990 et 1992, sous la plume de Jacques Henriet. Elle se concentre successivement sur la base du massif oriental, puis sur l’avant-nef et la nef de l’église, utilisant largement les archives du service des Monuments Historiques pour faire une étude critique des restaurations intervenues sur cet édifice. Elle fait aussi le point sur quelques contributions ponctuelles d’historiens de l’art depuis les années 1950, concernant tel ou tel aspect de l’architecture ou du décor des XIe et XIIe s., en comparaison avec d’autres sites. En particulier, elle intègre les réflexions d’Eliane Vergnolle sur la sculpture - lesquelles se sont prolongées jusqu’à une date récente. A son tour, Christian Sapin est venu nuancer les propositions de J. Henriet sur la crypte et le chevet, avec des arguments archéologiques convaincants16.

Enfin, le regard de quelques historiens de l’art s’est tout de même porté à l’extérieur de la clôture abbatiale, sur les trois autres églises romanes de Tournus notamment, mais aussi sur quelques maisons médiévales - ou plutôt, sur des façades à fenêtres ornées. Mais il s’agit là de contributions succintes, ou de courtes notices à l’intérieur de publications couvrant un sujet plus large17.

Parallèlement, à partir des années 1950, vient le tour de quelques historiens universitaires. Le premier d’entre eux est Georges Duby en 1953, qui utilise les sources livrées par Juénin dans son volume de « preuves » comme un cartulaire de l’abbaye, dans sa thèse fameuse, La société aux XIe et XIIe s. dans la région mâconnaise 18. Même si l’apport des données Tournusiennes reste limité dans cet ouvrage, il en offre une approche tout à fait nouvelle : le contexte régional, et bien sûr, la perspective d’histoire sociale qui a fait la célébrité de cette thèse, avaient été pratiquement ignorés jusque-là. Enfin, parmi les travaux situés dans cette lignée, ou tentant une relecture des diplômes et sources narratives courant jusqu’au XIIe s., on retiendra surtout deux thèses récentes : celle de Jean-Paul Andrieux en 1993, sur les fondements juridiques de la communauté dans le haut moyen âge, et, essentielle pour notre propos, celle d’Isabelle Cartron-Kawé en 1998, sur la genèse du réseau monastique de Saint-Philibert et son fonctionnement, du IXe au début du XIIe s.19.

En dernier lieu, la tradition érudite locale, si importante au début du XXe s., aura connu au moins une évolution intéressante avec le développement de l’archéologie de terrain associative, en gros à partir des années 1960. Une série de fouilles est entreprise par le « Groupe de Recherches Archéologiques du Tournugeois » (« G.R.A.T. »), issu de la S.A.A.S.T. Désertant pratiquement l’intérieur de la ville ancienne, elles s’attachent désormais aux périodes les plus hautes, dans ses environs immédiats (à l’occasion de la construction de l’autoroute par exemple), décrivant l’occupation du terroir Tournusien aux époques préhistoriques, gauloise et romaine - mais livrant aussi des compléments d’information sur les cimetières mérovingiens des collines adjacentes. De son côté, depuis 1953, le « Centre International d’Etudes Romanes » tente, à travers expositions et colloques, de stimuler la recherche autour de l’illustre abbaye, et d’en faire se rencontrer les acteurs20.

Notes
10.

SAINT-JULIEN-DE-BALLEURE 1581 ; MACHOUD 1657 ; CHIFFLET 1664 ; JUENIN 1733.

11.

Cf. MARTIN 1899 - 1900, MARTIN 1900, 1901, 1911 et bibl. Tour. arch. Martin. MARTIN - JEANTON 1915, JEANTON 1905, 1913, 1920, 1921 a et 1921 b, DARD - JEANTON 1941.

12.

MEULIEN 1892 ; BERNARD 1911 - 1912, BERNARD 1914 ; DARD 1934.

13.

CURE 1905 (1984).

14.

VIREY 1903, GALL 1912 et 1952. VALLERY-RADOT 1955. L’architecte P.-C. Fournier avait déjà livré ses observations sur l’ancien réfectoire et le cellier en 1941 : FOURNIER 1941 ; cf. aussi BERRY 1957 et 1973.

15.

LESUEUR 1966, ARMI 1973. C.-E. Armi a poursuivi jusqu’à nos jours sa réflexion sur la construction romane en Bourgogne : ARMI 1975, 1983, 2001.

16.

HENRIET 1990 et 1992 ; VERGNOLLE 1975, 1978, 1994 et 2004 ; SAPIN 1995, et dans Prémices de l’art roman... , 1999. Les chapiteaux de Saint-Philibert de Tournus ont aussi leur place dans l’étude iconographique récente de Marcello Angheben sur la sculpture romane en Bourgogne : ANGHEBEN 2003.

17.

Autres églises de Tournus : TRUCHIS 1905, DICKSON 1935 ; façades et maisons médiévales : HALBACH 1984, et SALVÊQUE - GARRIGOU-GRANDCHAMP, 1995 et 1996.

18.

DUBY 1953 (1988).

19.

ANDRIEUX 1993, CARTRON-KAWE 1998. Signalons aussi, dans une optique d’histoire sociale et du droit, le mémoire, plus modeste, de Françoise Aumônier - Bracconi, sur la seigneurie de l’abbaye sur la ville, presque intégralement repris dans un article du bulletin de la S.A.A.S.T. : AUMONIER 1970 / BRACCONI 1977. Ce travail nous a été bien utile dans notre approche de la ville et de ses habitants.

20.

Cf. les publications des récents colloques à l’initiative du C.I.E.R. : Saint-Philibert 1995, Rencontres de Tournus... 2002, et Décor retrouvé à Saint-Philibert , 2004.