Les sources archéologiques et leur méthode d’approche

Il restait donc à aborder ce qui fait le corps de notre ouvrage, les vestiges archéologiques eux-mêmes. Ici, notre démarche aura été plus approfondie, plus multiforme - et en un sens, plus opportuniste.

Les sources sont faites ici de bâtiments ou de traces de constructions, et si possible, des niveaux d’occupation correspondants ou de leurs témoins, qu’on puisse dater du XIVe s. ou des siècles précédents. Il s’agit en l’occurence de bâtiments monastiques, de chapelles ou d’églises, d’habitations, de fortifications, ou de toute autre installation utilitaire, accompagnés de leurs sols d’utilisation intérieurs et extérieurs, et plus largement, de niveaux de voirie ou d’aires de cimetière.

Dans leur grande majorité, nous avons traité d’éléments de maçonnerie conservés en élévation. Pourtant, nous avons tenu à avoir au moins un aperçu de ce qui est enfoui par quelques opérations de fouille, même limitées, afin de bénéficier de compléments d’informations sur la chronologie et sur les types d’occupations successives, à travers niveaux stratifiés, structures arasées, et mobilier dans son contexte. La fouille permet en effet une vision plus riche de la situation et une meilleure mise en relation des structures, que les seules élévations ; l’idéal étant, bien sûr, de combiner les deux visions, privilège que peut offrir un site comme Tournus pour le moyen âge. Tous ces vestiges sont accessibles dans des bâtiments ou sur des terrains publics ou privés, parfois dans des espaces en cours d’utilisation (logements notamment), parfois dans des caves ou greniers, les espaces délaissés ou en travaux étant généralement les plus propices à une intervention poussée.

Au total, nos différentes interventions, sur des élévations comme en sous-sol, se seront largement faites en fonction des opportunités, profitant de l’occasion de travaux, de la disponibilité des espaces, et de la bienveillance des propriétaires. Plusieurs d’entre elles n’auraient pas été possibles sans la mise à contribution de quelques collègues et amis, souvent bénévoles, et toujours assidus.

Dans le détail, notre première approche aura donc été un repérage systématique de tous les vestiges reconnaissables en élévation, ou à défaut, des indices visibles de constructions susceptibles d’être médiévales.

Autant que possible, nous avons cherché alors à circonscrire leur extension, puis à les situer précisément en plan, en réunissant les arguments en vue d’une datation, aussi vague soit-elle. Les prises de notes descriptives, de mesures minimales et de photographies, d’ensemble et de détails, accompagnent ce type d’observation, qui peut être rapide ou assez poussée. Il aura fallu, notamment, prendre en compte l’impact des travaux de restauration des XIXe et XXe s., à l’abbaye particulièrement.

Le degré suivant de l’intervention consiste, lorsque la situation s’y prête, en l’élaboration d’un plan succint quant au rendu de détail, mais exact quant aux points de référence et aux mesures prises, voire d’une coupe ou d’un relevé d’élévation selon les mêmes principes. La prise de notes et une couverture photographique viennent toujours compléter ce travail. Lorsque le vestige concerné s’étend, à presque l’intégralité d’un bâtiment actuel par exemple, et que la définition des états anciens devient plus complexe, il faut davantage entrer dans les détails, par la réalisation de plans, coupes et élévations, toujours plus nombreux et toujours plus précis. A l’abbaye, c’est ainsi tout le carré claustral, au cœur de l’enclos monastique, qui a fait l’objet d’un plan archéologique détaillé (ill. 60) ; mais l’ensemble des bâtiments inscrits dans le périmètre de l’ancien enclos monastique a fait l’objet d’une visite quasi-systématique. Il en va de même pour la plupart des caves situées sur le tracé de l’ancien rempart du castrum - dont certains tronçons ont également fait l’objet de relevés détaillés (cf. ill. 16, 19, 21, 25 à 29, et 280). Et pour chacun de ces deux sites, nous avons tenté un profil topographique d’ensemble (cf. ill. 17). Pour ce genre de travaux, l’aide technique de notre collègue et ami Olivier Juffard aura été déterminante.

Dans quelques cas enfin, à l’abbaye comme dans certaines maisons de l’ancien bourg, de véritables relevés pierre-à-pierre à l’échelle auront permis une analyse poussée de maçonneries apparentes. Ils ont été pratiqués, soit dans des secteurs sensibles, à la rencontre de plusieurs phases de construction successives, en la présence de négatifs ou d’ouvertures, ou de tout traitement particulier de la maçonnerie ; soit au contraire, sur des plages de parement homogènes, retenues comme échantillon représentatif d’une maçonnerie donnée, à défaut d’exhaustivité. Cette dernière démarche, la plus satisfaisante pour la rigueur de l’analyse archéologique, est dans la pratique la plus lourde à mettre en œuvre, et il n’a pas toujours été possible de faire ce que nous aurions souhaité, en fonction de toutes sortes de contraintes extérieures.

Aussi, nous avons dû souvent nous contenter d’une description détaillée de l’échantillon sélectionné, assortie de mesures indicatives, selon une grille de lecture peu à peu mise au point, au fur et à mesure que se dégageaient les critères d’analyse les plus déterminants. On trouvera en annexe de cet ouvrage une série de fiches descriptives, illustrées d’une photo à défaut de mieux, recensant la plupart des maçonneries désenduites que nous avons pu observer (annexe « Evolution des modes de construction »). Les critères retenus dans leur analyse sont les matériaux utilisés (types de pierre essentiellement, à grands traits, et sans aller loin dans la caractérisation géologique, et type de liant), la façon dont sont travaillés les moëllons ou pierres de taille (prenant en compte, notamment les traces d’outil), et celle dont sont mis en œuvre les parements, en distinguant l’appareil ordinaire, des chaînes d’angle et couvrements d’ouvertures (arcs et linteaux). Ces précisions impliquent l’utilisation d’un vocabulaire convenu, que nous avons puisé autant que possible dans les ouvrages largement diffusés, de Jean-Marie Pérouse de Montclos pour l’architecture (publié par l’Inventaire général), ou de Jean-Claude Bessac, pour la taille de la pierre26. Toutefois, ceux-ci restent généralistes, et non spécialisés dans la construction médiévale : c’est pourquoi nous avons repris quelques définitions complémentaires du groupe sur la construction médiévale du G.d.R. 94 du C.N.R.S., auquel nous avons participé dans les années 199027 ; nous y avons ajouté quelques expressions spécifiques, le tout se trouvant défini dans l’annexe en question.

Pour ce qui regarde maintenant les fouilles, nous avons eu l’occasion d’en pratiquer une bonne dizaine - même s’il s’est agi pour l’essentiel, de sondages limités. L’analyse des maçonneries découvertes à ces occasions, toujours relevées en détail, est allée rejoindre le catalogue des constructions étudiées en élévation, et elles se sont vues traitées selon les mêmes critères. Simplement, la fouille offre plus fréquemment l’occasion d’observer des fondations, et quand les murs sont arasés, des blocages intérieurs (cf. annexe « Evolution des modes de construction »). Quant à la méthode même de l’investigation archéologique, elle a toujours consisté, y compris pour les plus petites opérations, en fouilles manuelles, effectuées couche par couche, dans l’ordre et selon les détails de la stratigraphie (cf. ill. 21, 25 à 28, 47 à 49, 73 à 82, 137, 140, 200 à 05, 211 à 213, 220 à 223, 297, 301, 302, 349 à 351, 355, 62, 367, 371et 399, et annexe « Chronologie de la céramique trouvée en fouile à Tournus »).

A l’abbaye, un premier sondage a été entrepris en 1991 dans l’angle sud-est du cloître, dans ce qui forme actuellement un passage ouvert, de la place des Arts à la cour du Cloître, desservant la bibliothèque municipale. Un autre en 1992, en façade de l’ancien réfectoire des moines, au sud-ouest de l’enclos monastique cette fois-ci, a donné lieu finalement à une fouille importante, en 1994, sur l’emplacement de l’ancienne cuisine. Enfin, en 2002, les travaux de restauration dans l’église abbatiale nous ont fourni l’occasion de dégager une magnifique mosaïque dans le déambulatoire du chœur (cf. ill. 46).

Dans le castrum, l’occasion nous a été offerte en 1992, d’effectuer un sondage dans une cave à la base du rempart antique ; deux ans plus tard, des travaux nous ont permis une petite fouille non loin de là, de part et d’autre d’un tronçon arasé de la même enceinte (cf. ill. 16). Dans l’ancien bourg, les relevés effectués dans la maison rue du Passage Etroit / 10, rue de la République, ont pu s’accompagner de deux sondages au pied d’une façade en 1993. Enfin, nous avons suivi, entre 1991 et 2000, les travaux liés aux restaurations de l’Hôtel-Dieu des XVIIe - XVIIIe s. et à sa transformation en musée, comprenant le creusement de tranchées de drainages dans les différentes cours, et la réalisation de sondages dans deux maisons voisines d’origine médiévale (cf. ill. 297 et 349)

A cela s’ajoute bien sûr, la prise en compte de données recueillies par d’autres pendant le cours de notre enquête : à savoir, les observations ponctuelles de Jean Duriaud ou de Mathieu Rué (G.R.A.T.) au gré des travaux urbains, les fouilles de Daniel Barthélémy (Association pour les Fouilles Archéologiques Nationales) près de l’église Saint-Valérien en 1991 et 1992, ou encore, le sondage effectué par Christian Sapin (C.N.R.S.) lors du réaménagement du chœur de l’église Saint-Philibert, en 1995 (cf. ill. 16, 46, 61 et 14).

Une fois collectées toutes ces données, l’un des principaux problèmes restait celui de la datation. En fouille comme en face d’élévations, nous nous sommes efforcés avant toute chose, d’établir des chronologies relatives, le plus précisément possible, selon les principes de la stratigraphie archéologique. Elles permettaient de regrouper dans une même phase, des faits de nature ou de faciès parfois très différents - à l’abbaye notamment, où nous avons pu obtenir les assemblages les plus complets (cf. ill. 21, 27 à 30, 33, 47, 49, 64, 75, 81 - 82, 94 à 103, 112, 114, 149, 152, 159, 160, 200, 220, 280, 283 à 288, 297 à 306, 337, 338, 349 à 351, 355, 362, 363, 366, 367, 373, 374, 380, 385, 391 à 393, 399).

A partir de là, nous avons essayé de croiser autant que possible, pour chaque phase, les critères de datation absolue. Dans quelques cas, nous avons pu recourir à des procédés archéométriques : radiocarbone (grâce au centre du C.N.R.S. à Villeurbanne, dirigé par C. Evin) et surtout dendrochronologie, grâce à la collaboration opiniâtre de G.-N. Lambert (C.N.R.S., laboratoire de chrono-écologie du Quaternaire, Besançon). Avec ce dernier, nous avons finalement réussi à mettre au point un référentiel concernant Tournus et ses environs immédiats, couvrant plus de huit siècles de chronologie - malgré de nombreuses difficultés à dater des bois de charpentes toujours conservés par petits lots, qui nous ont imposé des prospections plus larges (cf. annexe « Les données de la datation absolue »). Mais les fouilles nous ont encore permis d’utiliser des associations de mobilier: grâce à une monnaie dans un cas, et à la céramique dans la plupart des occurences. Par rapport à la céramique, malgré la grande fragmentation des restes, l’assemblage des différentes stratigraphies à travers l’abbaye et la ville, ont permis à notre collègue Emmanuel Poil, avec lequel nous avons travaillé de manière privilégiée, de brosser un premier aperçu de l’évolution des productions rencontrées, en continu sur une dizaine de siècles (cf. annexe « chronologie de la céramique... »). Pour les élévations enfin, nous nous sommes appuyé sur quelques rares données textuelles, et plus souvent, sur des considérations d’histoire de l’art, à travers les formes de l’architecture et des différents types de décors - sculpté, notamment - en nous servant des travaux de nos prédecesseurs, surtout par rapport à l’église abbatiale. Mais dans la plupart des cas, ce sont les faciès des maçonneries, qui nous ont servi de fil directeur : notamment pour des éléments isolés, d’après les évolutions que nos chronologies relatives avaient pu mettre en évidence (cf. annexe « Evolution des modes de construction »).

En définitive, c’est seulement après ce travail sur les vestiges bruts, que l’archéologue peut estimer avoir façonné un nouvel ensemble de sources, permettant une analyse plus large.

Certes, les limites de la démarche s’imposent, une fois de plus, à partir d’un problème d’échantillonnage : la nature et la quantité de la documentation sont tributaires du hasard des conservations ou des découvertes, et on ne sait jamais dans quelle mesure ce qui subsiste est représentatif de ce qui a été. Mais à l’inverse, les faits concrètement observés peuvent prendre valeur irréfutable. Et l’un des apports essentiels de l’archéologie sur ce type de site, est de permettre de suivre, tout aussi concrètement, des évolutions sur la durée : évolutions lentes, le plus souvent, parfois évanescentes, et conduisant sans cesse à nuancer le propos. Mais ruptures et mouvements de fond n’en acquièrent que plus de relief - et plus d’intérêt.

Notes
26.

PEROUSE DE MONTCLOS 1972 ; BESSAC 1986.

27.

Groupement de recherches 94 du C.N.R.S. « Société et cadres de vie au moyen âge, approches archéologiques » : groupe 10 « Les matériaux de construction et leur mise en œuvre : la pierre » (animé par Y. Esquieu et C. Sapin).