1.3. Le « castrum trinorciense»

C’est encore Grégoire de Tours, qui le premier, à la fin du VIe s., caractérise Tournus comme « castrum trinorciense ». Avant 875, on retrouve un « castro ternorcio »  - « trenorchio », ou encore « trenorcio » - dans le Martyrologe Hiéronymien à la fin du VIe ou au VIIe s., dans celui de Bède au début du VIIIe s., repris par Florus vers 840, et dans celui d’Adon de Vienne, dans les années 850. Pour la Passio sancti Marcelli, sans doute rédigée au VIIe ou au VIIIe s., il s’agirait d’un « lieu fortifié » (« aggerem munitum »)41.

Mais des précisions seront données ultérieurement, par différents récits de la Passion de saint Valérien - lesquels semblent s’inspirer d’une même version originelle. Désigné comme « castrum imperiale » dans la Passion du moine Garnier au XIIe s., le site est présenté comme un entrepôt fortifié, « castrense horreum », dans la Chronique du moine Falcon à la fin du XIe s. Pour la Passio sancti Valeriani éditée par Juénin, il s’agirait d’un « castrense horreum », un grenier fortifié, « in erogandis militum annonis », c’est-à-dire pour l’approvisionnement des soldats42. Au reste, le souvenir du « castrum » antique se conservera sur place durant tout le moyen âge, léguant même son nom au quartier du « Châtel » (cf. infra, troisième partie : la ville en formation...).

Quel sens donner à ces évocations ? Le terme de « castrum », employé ici à des dates tardives, est susceptible de recouvrir plusieurs réalités. On nomme castra des camps militaires du haut ou du bas empire romain devenus villes de garnison ou postes-frontière, comme ceux qui jalonnent le cours du Rhin : Strasbourg ou Boppard par exemple. On désigne aussi sous ce nom, ou sous celui de castella, des postes de garde situés plus à l’intérieur des terres, formant de petites agglomérations abritant habitat et garnison, susceptibles de servir de refuge en cas de péril, et élevés le plus souvent au bas empire, sous la menace des invasions : c’est peut-être le sens d’agglomérations secondaires comme Noyon en Picardie, ou Dijon en Bourgogne. En Italie du Nord, de telles fortifications ont été réutilisées par les Lombards, par exemple (Invillino, Castelseprio). Dans ces différents usages, l’appellation « castrum » ou « castellum », si elle désigne une agglomération fortifiée, cherche à distinguer celle-ci du chef-lieu de cité, « civitas ».

Pourtant, le même nom de « castrum » sert aussi, très souvent, à désigner les enceintes édifiées aux chef-lieux des cités, ou dans les agglomérations principales qui tendent à rivaliser avec, généralement dans la période d’insécurité qui caractérise la seconde moitié du IIIe s. : elles enserrent alors un noyau réduit de l’extension urbaine. En Bourgogne, ce phénomène affecte peut-être Autun en tant que chef-lieu de cité, et sûrement Chalon-sur-Saône, en tant que ville importante, située sur les principales voies d’échanges, terrestres et fluviales.

En définitive, dans le cas de Tournus, on a l’impression d’une succession de postes fortifiés disposés le long de la route stratégique Lyon-Langres - laquelle conduit les légions romaines en direction du Rhin. Ainsi, Anse (Rhône), Mâcon (Saône-et-Loire), Beaune (Côte-d’Or), Dijon (Côte-d’Or), forment autant de « castra » bien connus, quoique pas toujours étudiés en détail43. A mi-chemin entre Mâcon et Chalon, Tournus, agglomération secondaire de la cité d’Autun, apparaît comme JP G 2006-07-05T00:00:00.68 une de ces étapes fortifiées sur la voie d’Agrippa, au bord de la Saône (on a parlé parfois de « relais de poste ») ; G. Jeanton soulignait même qu’elle se trouve à une journée de marche de l’un et de l’autre (25 / 30 km). Ainsi, les fonctions de grenier fortifié et de réserve pour les troupes, que leur donnent Falcon et les Acta, paraissent tout à fait vraisemblables.

Notes
41.

Cf. JUENIN, Preuves : récapituatif de citations des martyrologes et de Grégoire de Tours, de p. 1 à p. 9. GREGOIRE DE TOURS - De Gloria Martyrum , livre I, chap. 54 ; martyrologes de Bède et Florus : cf.DUBOIS, J., RENAUD, G. - Edition pratique des martyrologes de Bède, de l’Anonyme lyonnais et de Florus. Paris : Institut de Recherches et d’Histoire des Textes, 1976 : p. 170. Martyrologe d’Adon : DUBOIS, J., RENAUD, G. - Le Martyrologe d’Adon. Ses deux familles. Ses trois recensions. Texte et commentaire. Paris : C.N.R.S., 1984 (Sources d’histoire médiévale) : p. 315. Passio sancti Marcelli : p. 199, col. 2 : 3 ; sur sa datation, cf. BEAUJARD, B. - « Chalon-sur-Saône ». In : Topographie chrétienne , prov. Lyon, 1986 : p. 64 - 74.

42.

GARNIER p. 30 ; FALCON, chap. 6 (JUENIN, Preuves , p. 12, ou POUPARDIN 1905, p. 74). Acta sancti Valeriani : CHIFFLET, Preuves , p. 37 - 51, ou JUENIN, Preuves , p. 2 - 5.

43.

« Castra » bordant la frontière du Rhin : Strasbourg : C.A.G. 67/2 , 2002, « I - Le site fortifié de Strasbourg », p. 66 à 113 ; Boppard : STEIN, G. - « Bauaufnahme der römischen Befestigung von Boppard ». Saalburg-Jahrbuch 23, 1966, p. 106 et suiv., et EIDEN 1975.

Sur Noyon : cf. DESACHY 1999 ; Dijon : FYOT 1920, GUICHOT 1946, GREMAUD 1953, GREMAUD 1958, GRAS 1958, PELLETIER 1994 et RODRIGUES 1999. « Castra » de la frontière lombarde : mentions dans BROZZI, M., CALDERINI, C., ROTILI, M. et M. - Les Lombards. La-Pierre-qui-Vire : Zodiaque, 1981 (Milano : Editoriale Jaca Book, 1980, pour l’édition italienne), et notices dans I Longobardi 1990 ; cf. aussi BIERBRAUER, V. - Invillino - Ibligo in Friaul. München, C.H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, 1988. Sur les enceintes réduites des chefs-lieux de cités et villes importantes, cf., entre autres, Histoire de la France urbaine , 1980, t. 1 : La ville antique,des origines au IXe siècle ; Topographie chrétienne, prov. Lyon, 1986 ; et les différents volumes de la Carte archéologique de la Gaule - avec en particulier, sur la Saône-et-Loire, REBOURG 1993, et REBOURG et al., 1994. Sur les « castra » de l’axe Lyon-Langres, cf. également Atlas des agglomérations secondaires de la Gaule , 1994, et Les travaux militaires en Gaule romaine et les provinces du nord-est. Colloque organisé à Paris par Chevalier, 2 tomes, 1978, Publications du groupe Total (Association Culturelle du groupe Total). Sur Anse en particulier, cf. FEUILLET - GRILLET - GUILHOT 1983 et FEUILLET - GUILHOT 1985.