3.2.2. La nécropole « de l’abbaye » et la question de la basilique Saint-Valérien

Toutefois, une de ces nécropoles présente un caractère singulier : elle se développe au plus près de la Saône, dans un terrain sédimentaire, au sommet d’une butte qui domine la rivière, sans doute sur le bord même de la voie d’Agrippa, à 600 m au nord du castrum. Elle couvre une partie du site de la future abbaye médiévale.

On trouve là en effet une concentration notoire de sarcophages. En 1898, 1901, et 1910, J. Martin en a fouillé ou reconnu quatorze au total, à l’occasion de travaux divers, sur tout le pourtour de l’église abbatiale du XIe s., et à l’intérieur de celle-ci. Sept d’entre eux étaient situés à l’emplacement du cloître et du parloir du XIe s., sur le flanc sud de l’église, un autre à l’intérieur, « au pied de la première colonne de la nef à gauche (dans l’axe des piliers du narthex) », et les six autres au nord, à l’extérieur de la crypte du XIe s., entre le bras nord du transept et la première chapelle rayonnante de la crypte. S’ajoute à cela un couvercle décoré « d’une grande croix fleuronnée en relief », découvert devant la porte nord du transept. Un quinzième sarcophage a été mis au jour en 1953, sur le flanc sud de l’avant-nef du XIe s., dans le sous-sol du cellier médiéval : contenant les restes d’une femme, il était lui-même entouré de débris d’autres sarcophages, apparemment brisés sur place au milieu des vestiges éparpillés de cinq ou six squelettes88.

D’après les descriptions de J. Martin, il s’agirait uniquement de sarcophages en grès, monolithiques ; leur forme est présentée parfois comme « prismatique », c’est-à-dire, d’après ce qu’on en comprend, plus ou moins trapézoïdale, ou parfois comme « rectangulaire » ; le plus souvent, elle n’est pas précisée. Dans quelques cas, les parois sont dites « décorées », ou taillées, en « arêtes de poisson ». Plusieurs cuves sont accompagnées de leur couvercle ou de ses débris, généralement à profil en bâtière quand la précision est donnée ; mais pour deux sarcophages laissés en place à 2 m de profondeur, à l’extérieur du transept nord et de la crypte du XIe s., et de forme « rectangulaire », il est « bombé en dos d’âne ». Quant au sarcophage découvert en 1953 dans le cellier, il est en grès, trapézoïdal, grossièrement taillé « en arêtes de poisson », et son couvercle est en bâtière.

En fait, trois pièces au moins issues des fouilles de J. Martin, sont conservées de nos jours à l’abbaye, présentées dans le cloître et sur le flanc nord de la crypte, à l’extérieur de celle-ci (ill. 39 à 42). Quant au sarcophage du cellier, il était déposé jusqu’en 1992 à l’entrée du réfectoire du XIIe s.

On reconnaît un élément décrit par J. Martin sur le flanc sud de l’église, dans un des sarcophages du cloître, en grès taillé à la broche, tantôt de façon alternée (« en arêtes de poisson »), tantôt de façon désordonnée, à cuve très légèrement trapézoïdale et couvercle en bâtière, et décor de deux croix hampées en très bas-relief sur le panneau de tête (ill. 40). Un autre correspond au sarcophage déposé à l’extérieur de la crypte, également de grès à couvercle en bâtière, et sensiblement de même type, quoique dépourvu de décor (ill. 41) : celui-ci doit être présenté presque sur le lieu de sa découverte ; il est également très légèrement trapézoïdal, bien que J. Martin l’ait présenté rapidement comme « rectangulaire ». Le sarcophage issu du cellier est de même famille, et on peut penser que la majorité des pièces mises au jour par J. Martin s’y apparentait.

Toutefois, on distingue un autre type dans le second sarcophage aujourd’hui dans le cloître, qui est cette fois-ci en calcaire blanc, et dont les parois présentent un brochage horizontale caractéristique, avec des bandes de réserve sur les bords des panneaux, et quelque chose comme une croix légèrement surcreusée à l‘extérieur du panneau de tête (ill. 42). J. Martin n’en parle pas, bien qu’on croie le reconnaître sur une photo que nous avons retrouvée dans ses papiers, conservés à la bibliothèque municipale : celle-ci montre un détail de sa fouille dans la galerie de cloître du XIe s. (ill. 39).

Les trois sarcophages en grès s’apparentent au « type nivernais » qu’on s’entend à dater des VIIe - VIIIe s. dans la région, mais aussi au « type B » défini sur la fouille récemment publiée de Saint-Germain d’Auxerre, et qu’on situe plutôt aux VIe - VIIe s. ; on retrouve même dans la crypte d’Auxerre un décor de petite croix en relief sur le panneau de tête du sarcophage attribué à l’évêque Abbon. Mais un sarcophage de grès présentant un décor de croix en bas-relief au panneau de tête, très proche de celui de Tournus, a été découvert en fouille à Saint-Clément de Mâcon, dans un horizon attribué plutôt au VIe s. Même les sarcophages « rectangulaires » (peut-être eux aussi, très légèrement trapézoïdaux ?) à couvercle arrondi « en dos d’âne », laissés en place par J. Martin au nord du transept et de la crypte, pourraient s’apparenter à des modèles connus dans la vallée du Rhône aux Ve - VIe s.,à Saint-Just de Lyon ou à Vienne. Dans la « typo-chronologie des sépultures » proposée pour le sud-est de la Gaule au colloque d’Orléans en 1994, cette famille de sarcophages de pierre rectangulaires ou plus ou moins trapézoidaux, à couvercle en bâtière ou parfois bombé, de tradition antique, est attribuée majoritairement aux VIe et VIIe s. Quant au sarcophage en calcaire du cloître, à brochage horizontal des parois, il est caractéristique du type « bourguignon-champenois », qu’on date également des VIe - VIIe s.89.

Pour le reste, plusieurs des sépultures fouillées par J. Martin sur le flanc sud de l’église abbatiale et au nord du transept et de la crypte du XIe s., présentent des dispositifs bien plus récents (cf. infra, seconde partie, le site abbatial, XIe - XIVe s.). Mais quelques-unes, présentées comme « en coffrage de dalles » ou « sous dalles brutes », sans grande précision, peuvent être contemporaine des nécropoles de pleine campagne dont il vient d’être question.

Au total, on garde l’impression que la nécropole de l’Antiquité tardive ou de l’époque « mérovingienne », révélée par ces découvertes, se concentre sur le sommet du site actuel de l’abbaye, c’est-à-dire, à l’emplacement de la grande église Saint-Philibert et dans ses environs immédiats, à l’est comme à l’ouest. En revanche, nos fouilles situées en partie méridionale du cloître médiéval, soit légèrement en contrebas, n’ont montré aucune trace d’occupation funéraire de ces périodes.

Il paraît hautement probable que cette concentration soit due à la présence, sous l’abbatiale actuelle, de la basilique dédiée à saint Valérien et édifiée sur la tombe du martyr, qui est mentionnée par Grégoire de Tours. Des fouilles resteraient à mener à l’intérieur de la grande église du XIe s. pour en trouver la trace. Mais rien n’indique que les moines de Saint-Philibert, en arrivant à Tournus en 875, aient occupé un autre lieu que le monastère dont on leur faisait donation, et qu’ils étaient même chargés de restaurer (cf. infra, B. Tournus de 875 à la fin du Xe s.). Ainsi, on aurait affaire à une basilique funéraire qui aurait attiré à elle les inhumations, puis les aurait fixées, en conservant ce rôle lors du reflux des nécropoles de pleine campagne.

De fait, le mouvement général de transfert des sépultures à proximité des églises aura profité aussi aux églises suburbaines, particulièrement dans le cas des oratoires développés sur la tombe d’un personnage privilégié. En effet, dans la nouvelle logique chrétienne, celle-ci attire à elle les autres défunts, soucieux d’obtenir son intercession pour le salut de leur âme (inhumation « ad sanctos »). Le phénomène de ces basiliques funéraires est bien caractéristique des villes : en ce sens, le castrum de Tournus suivrait, à petite échelle, le schéma topographique des cités épiscopales90. On peut faire le rapprochement avec Anse, agglomération fortifiée sensiblement de même importance, et qui voit se développer extra muros une basilique funéraire dédiée à saint Romain, attestée au VIe s. - en réalité, sur l’emplacement de la nécropole romaine91.

Notes
88.

MARTIN 1900, MARTIN 1910, et note de J. Martin, 1901, dans CURE 1905 (1984), p. 306, note 1 ; VAUSSANVIN, M. , 1983.

89.

Sur ces comparaisons et datations, cf. HENRION, F. - « Inhumer à Saint-Germain », in : Archéologie et architecture d’un site monastique , 2000, p. 337 - 363 ; SAPIN 1992 a ; REYNAUD 1998 ; JANNET-VALLAT, LAUXEROIS, REYNAUD, 1986 ; et Archéologie du cimetière chrétien , 1996.

90.

Les basiliques funéraires autour desquelles se développent des nécropoles ne sont pas uniquement fixées sur la tombe d’un martyr reconnu : autour des cités épiscopales, les tombes des évêques, ou même, les tombes privilégiées situées sur le terrain d’un évêque, peuvent jouer le même rôle. Cela, sans compter la simple continuation de nécropoles antiques, christianisées par l’adjonction d’un oratoire. Sur ces questions, cf. REYNAUD 1996, REYNAUD 1998, SAPIN 1992, et Topographie chrétienne , prov. Lyon, 1986: Lyon, Autun, Chalon-sur-Saône, Mâcon.

91.

FEUILLET - GUILHOT 1985 : p. 26.