La donation de 87596 apparaît comme un acte fondateur, d’importance cruciale pour la communauté philibertine, laquelle retrouve à Tournus l’indispensable stabilité monastique, la « stabilitas loci », pour citer I. Cartron. Cet acte servira de justificatif pendant des siècles, ses termes seront recopiés et cités dans quantité de textes ultérieurs. Les biens et privilèges concédés solennellement par un roi sacré empereur quelques mois plus tard, confèrent une grande puissance au nouvel établissement. Et l’abbaye devient, pour des siècles, le centre de gravité de Tournus.
Le 19 mars 875, l’abbé Geilon « et sa congrégation » reçoivent donc de Charles le Chauve l’ensemble de ce qu’on appellera désormais « Tournus » : l’abbaye Saint-Valérien, avec tout ce que les fidèles ont déjà apporté au martyr, le castrum, et la « villa », c’est-à-dire, d’après ce que nous comprenons, les domaines alentour, incluant probablement la zone qui sépare le site abbatial de celui du castrum antique. Les habitants de ces domaines entrent de ce jour dans un statut de dépendance très forte vis-à-vis des moines.
A cela s’ajoutent différentes « villae » des environs, avec tous les biens et revenus afférents : Biziat dans le Lyonnais et Sutrieu en Bugey (tous deux aujourd’hui dans l’Ain), Caciacum dans le Beaunois (Chagny en Saône-et-Loire?) ; et enfin, la « cella » de Saint-Romain (-des-Iles, commune de Saint-Symphorien d’Ancelles, Saône-et-Loire), sur la Saône en Mâconnais (respectivement, n° 108, 19, 37 et 149, sur l’ill. 43). A son sujet, il est clairement précisé que sa donation vise à permettre « la restauration du lieu susdit », c’est-à-dire du monastère de Tournus : cela laisse entendre que la communauté de Saint-Philibert s’installe bel et bien dans les murs de l’établissement déjà dédié à saint Valérien. Mais ce sont également plusieurs biens donnés à saint Philibert au cours de la pérégrination précédente, de la Saintonge à l’Anjou, qui sont rattachés au nouveau monastère. Les diplômes ultérieurs, jusqu’en 989,viendront préciser cette liste, pour recouvrir finalement l’ensemble des acquis de cette période fondatrice97 (cf. ill. 43 et 44).
En outre, le diplôme confirme la libre élection de l’abbé selon la règle de saint Benoît, et octroie à la communauté un marché annuel de quatre jours à la saint Philibert, avec le profit du tonlieu prélevé à cette occasion. Il confirme l’immunité déjà accordée par le roi Pépin et confirmée par ses successeurs, assortie d’une amende de six cents sous contre l’infracteur. A l’époque, cette immunité est perçue avant tout comme un privilège fiscal, une concession de revenus faite par le roi à Dieu et à ses serviteurs98. Le territoire immuniste n’est pas clair dans la formulation de 875 ; ce n’est qu’en 889 qu’un diplôme du roi Eudes étend explicitement ce privilège au castellum de Tournus, qui vient d’être restauré par l’abbé Blitgaire99. Enfin, la donation de 875 exempte les hommes du monastère de toute redevance, sur la mer, sur le Rhône, la Saône, ou le Doubs : cette dernière disposition sera étendue à la Loire et à tous les autres fleuves navigables, en 915100 - on comprend l’importance de cet ajout pour la Loire, fleuve qui unit un grand nombre des dépendances de l’abbaye.
Quelques précisions sont apportées ultérieurement. En 876, Charles le Chauve autorise la circulation, et implicitement, la nomination, d’un avoué, tandis que les privilèges de l’abbaye sont confirmés par le pape Jean VIII, à la demande du nouvel empereur. C’est l’occasion pour le pape de clarifier les choses quant au castrum, qui avait été confié en 854 à l’évêque de Mâcon (cf. supra) : le pape met ce dernier en garde contre toute tentation d’exercer des droits quelconques sur la forteresse, désormais en pleine possession des moines101.
Enfin, vient s’ajouter un droit de monnayage, sans doute vers 880 : il est en tous cas confirmé en 889, dans le dipôme d’Eudes déjà cité - puis à nouveau par Charles III le Simple en 915 (diplôme également cité). En réalité, il ne semble pas que ce privilège ait donné lieu à des émissions abondantes.
Peut-être l’atelier a-t-il beaucoup fonctionné au Xe s. ? Aux XIe et XIIe s. en tous cas, les monnaies seigneuriales concurrentes sont déjà équivalentes. Celle de Tournus ne dépasse pas la diffusion locale, et il n’est même pas exclu qu’elle soit désormais frappée à Mâcon102.
Concrètement, le bouleversement induit par la donation de 875 se sera traduit vraisemblablement par une campagne de travaux importante sur le site du monastère dédié à saint Valérien, dont il est dit d’emblée qu’il doit être restauré. Au demeurant, la simple pression du nombre, dans l’installation d’un nouveau groupe de moines dans un établissement de taille modeste, l’aurait laissé supposer. Mais plus encore, l’analyse même des formes du diplôme de 875, telle qu’a pu l’effectuer J.P. Andrieux, en fait un acte particulièrement solennel, qui consacre une véritable refondation de la communauté. Celle-ci suppose des aménagements en conséquence.
A l’inverse, on se montrera prudent quant à l’affirmation, reprise par plusieurs auteurs depuis le XVIe s., d’une reconstruction de fond en comble du monastère autour de 970, sous la houlette de l’abbé Etienne. Jusqu’au milieu du XXe s., on spéculait sur la reconnaissance de ses vestiges à travers tout le site abbatial. Pourtant, la phrase de la Chronique de Falcon, écrite à la fin du XIe s., qui a suscité cette interprétation, est loin d’être claire ; elle pourrait désigner des travaux au prieuré de Saint-Pourçain, dont Etienne était prieur avant d’être abbé de Tournus. Leur nature n’est évidemment pas précisée103.
L’original est conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon (la Part-Dieu), ms. 5403. Denière transcription méthodique, avec présentation analytique, dans ANDRIEUX 1993, Recueil : pièce n° 21, p. 91 - 98.
Cf. ANDRIEUX 1993, Recueil .
DUBY 1953 (1988), p.103-104.
Diplôme du roi Eudes, 16 juillet 889 : A. D.S.L., H. 177 (5) - publié dans Actes d’Eudes : n° 13, p. 63 - 65, et dans ANDRIEUX 1993, Recueil : n° 33, p. 128 - 131. Cf. CARTRON-KAWE 1998, vol. III, p. 473 et 475.
« Neque in mari, sive Ligeri fluvio, aut Rhodano, seu Sagonne, aut Dou, vel caetaris fluminibus navigantibus ». Diplôme de Charles III le Simple, archives municipales de Reims, coll. Tarbé, carton I, n° 5 : publié par JUENIN, Preuves , p. 109, et ANDRIEUX 1993, Recueil : n° 36, p. 134 - 138.
ANDRIEUX 1993, Recueil : n° 22 et 24, p. 99 - 100 et 101 - 104 (d’après CHIFFLET, Preuves , p. 190, et BnF Paris, ms. lat. 8840). Cf. CARTRON-KAWE 1998, vol. III, p. 473-474 et p. 487 - 488.
Sur ce sujet, cf. BOMPAIRE, M. - « Le monnayage de Tournus ». In : Saint-Philibert , 1995, p. 59 - 86. Depuis cet article, une monnaie de Tournus, sans doute de la fin du Xe s., a été trouvée dans les fouilles de l’abbaye de Cluny, et publiée : BAUD, A. - « Le denier de Tournus ». In : Cluny, un nouveau regard , 1996 : p. 21. En revanche, on notera qu’en 1150 ou 1160, la transaction entre Bernardin, clerc de Mâcon, et le prieur du prieuré Tournusien de Saint-Romain des-Iles, se fait en monnaie de Cluny (JUENIN, Preuves , p. 166).
Le texte de Falcon concerne à cet endroit le tombeau et les restes de saint Pourçain : « Idem quoque venerabilis Abbas [Stephanus] corpus Beati Portiani sublevans a tumulo in duobus pretiose compositis scriniis, imagine scilicet alioque fabrefacto loculo collocauit, majoremque monasterii fabricam a fundamento construxit » (« Ce même vénérable abbé [Etienne], retirant de son tombeau, dans deux écrins en matière précieuse, le corps du béat Pourçain, le déposa dans un équivalent, à savoir un autre cercueil, fabriqué avec art ; et il reconstruisit de fond en comble un bâtiment plus grand que le monastère ») : FALCON, chap. 44 (JUENIN, Preuves, p. 25, ou POUPARDIN, 1905, p. 100). On est en droit de penser que cette phrase s’applique plutôt au prieuré de Saint-Pourçain-sur-Sioule, où se trouvait le tombeau du saint, et dont Etienne avait été prieur (c’est l’opinion émise par HENRIET 1990 : note 30). Son interprétation dans le sens de travaux à Tournus est le fait de SAINT-JULIEN-DE-BALLEURE 1581, et de JUENIN, t. I, p. 77-78. Elle est reprise notamment par MARTIN 1900, p. 259 et 262, et par CURE 1905 (1984), p. 118 - mais aussi, par de nombreux historiens de l’art : Jean Virey, Jean Valléry-Radot.... Ces derniers s’en sont servis pour proposer une datation de ce qu’ils imaginaient les parties les plus anciennes de la grande église actuelle (cf. infra, seconde partie, le site abbatial...).