2.2. Evêques et moines

Au XIe s., la frontière entre les évêchés voisins de Chalon et de Mâcon semble définitivement fixée. Le site de Tournus, qui est juste sur la limite entre les deux, relève dans sa totalité de l’évêque de Chalon (cf. supra, première partie, Prémices... : C. Tournus de 875 à la fin du Xe s.). L’influence de celui de Mâcon, sous la juridiction duquel se trouve un grand nombre de dépendances proches de Saint-Philibert, reste toutefois notoire ; en 1019, les deux évêques interviennent encore conjointement lors de la dédicace de l’abbatiale. Mais sur toute la période XIe - XIVe s., l’évêque d’Autun ou l’archevêque de Besançon demeurent des personnages très puissants, liés à la plus haute aristocratie, voire à la papauté. Par le passé, ils sont déjà intervenus dans les affaires du monastère (cf. supra, première partie, C. Tournus de 875 à la fin du Xe s. : 1.3.4. L’ancrage local...) ; ils gardent chacun autorité sur un territoire très vaste, qui s’étend jusqu’à proximité de Tournus. Enfin, on ne peut omettre de citer l’archevêque de Lyon, dont dépendent les Eglises de Chalon, Mâcon et Autun (cf. ill. 9 et 44).

Pourtant, aucun centre religieux dans la région n’atteint le rayonnement de Cluny. Laboratoire d’innovations spirituelles, liturgiques, mais aussi institutionnelles, à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Tournus (une journée de marche, cf. ill. 9 et 44), la prestigieuse abbaye bénédictine, protégée par son statut d’exemption, exerce au cours du XIe s. un attrait incomparable sur ses contemporains. Ainsi entre 1074 et 1078, les seigneurs d’Uxelles / Brancion, Joceran et Bernard Gros, puis le duc de Bourgogne Hugues 1er et le comte de Mâcon Guy II s’y retirent, fascinés par la personnalité de l’abbé Hugues de Semur. En 1203 encore, Guillaume de Chalon meurt moine à Cluny135. Les abbés entretiennent des relations suivies avec les grands de ce monde, papes et empereurs dans un premier temps, puis rois de France à partir du XIIe s., au fur et à mesure que s’affirme la puissance de ces derniers. Dès les débuts du XIe s., l’Ecclesia cluniacensis s’agrège un certain nombre de monastères des environs, parfois renommés comme Saint-Marcel de Chalon ou Charlieu ; tandis que l’abbaye Saint-Bénigne de Dijon, sans y être directement rattachée, se trouve dans sa sphère d’influence, avec la réforme impulsée autour de l’an mil par Guillaume de Volpiano, disciple du grand Maïeul de Cluny136.

Il est vrai qu’à partir du XIIe s. (dans sa seconde moitié surtout), l’expansion nouvelle de l’ordre de Cîteaux prend la relève. Dans le sud de la Bourgogne, le principal établissement cistercien est l’abbaye de La Ferté, « première fille de Cîteaux », fondée dès 1113 dans la forêt près de Chalon, à une quinzaine de kilomètres seulement au nord de Tournus137 (sa situation figure sur l’ill. 44). Quant à l’impact local, à partir du XIIIe s., des ordres mendiants, focalisés sur les villes au contraire des cisterciens, il est plus difficile à estimer. L’implantation franciscaine est la mieux connue, avec un premier couvent fondé à Villefranche-sur-Saône avant 1243. Les autres établissements se développent dans la seconde moitié du XIIIe s. dans les plus grandes villes, Mâcon, Beaune ou Dijon. La fondation de celui de Charlieu ne se fait pas sans heurts avec le puissant prieuré clunisien qui domine les lieux : mais cela ne dépasse pas le niveau d’une querelle locale138.

En définitive, cisterciens et mendiants appuient leur expansion sur un réseau de fondations neuves : contrairement aux clunisiens aux Xe et XIe s., ils ne prétendent pas réformer des monastères préexistants. Aussi convient-il de ne pas exagérer l’opposition entre ces ordres nouveaux et les établissements bénédictins déjà en place. Malgré ces concurrences et d’indéniables difficultés financières internes, la puissance de Cluny, réorganisé en un véritable ordre, à plusieurs reprises à partir de 1200, reste considérable jusqu’à la fin du XIIIe s. au moins ; D. Riche n’en voit poindre l’« effacement » que dans les années 1370139.

Pour autant, plusieurs monastères bourguignons, de fondation souvent ancienne, ne se laissent ni absorber par le courant clunisien, ni dépérir, gardant leur statut d’abbayes immunistes sous protection royale : c’est le cas par exemple de Saint-Pierre de Chalon, Saint-Martin d’Autun, ou Flavigny140. Aucun il est vrai, ne connaît un essor considérable après le XIIe s., chacun se contentant d’une assise régionale, à la tête d’un groupe de dépendances assez limité.

C’est dans cet ensemble qu’il faut ranger Saint-Philibert de Tournus : mais avec une assise plus forte et un lien sans cesse réaffirmé avec les pouvoirs royal et pontifical, la vieille abbaye carolingienne, si proche de Cluny, demeure la plus puissante du groupe (cf. aussi ill. 45).

Notes
135.

BAZIN 1908, p. 22.

136.

La bibliographie concernant Cluny est particulièrement riche, surtout pour la période Xe - XIIe s. Elle est régulièrement remise à jour au cours des « ateliers clunisiens » organisés par l’U.M.R. 5594 du C.N.R.S. / Centre d’études médiévales d’Auxerre et l’Université de Bourgogne. Cf. « Notes critiques. Les études clunisiennes...  », 1994. Pour un point de vue historique général sur la période XIe - XIVe s., on se reportera essentiellement à VALOUS 1935 (1970), PACAUT 1986, et RICHE 2000.

137.

Cf., entre autres, Bernard de Clairvaux 1990, Saint Bernard 1990, et PACAUT 1993. Sur les rapports avec Cluny, cf. BREDERO - Cluny et Cîteaux au douzième siècle : l’histoire d’une controverse monastique. Amsterdam : A.P.A. ; Lille : Presses Universitaires de Lille, 1985 ; ainsi que RICHE 2000.

138.

RICHE 2000, p. 346 à 350. On notera, concernant l’abbaye de Tournus, dans une situation un peu parallèle à celle de Charlieu pour Cluny, la fondation vers 1260 d’un couvent à Saint-Pourçain-sur-Sioule, où se trouve l’un des principaux prieurés Tournusiens.

Sur les franciscains en Bourgogne, cf. FODERE, J. - Narration historique et topographique des convens de l’ordre S. François, et monastères S. Claire, érigez en la province anciennement appellée de Bourgongne, a présent de S. Bonaventure. Lyon : P. Rigaud, 1619 ; LEMAITRE, H. - « Géographie historique des établissements de l’ordre de Saint-François en Bourgogne (Sud-Est de la France) du XIIIe au XIXe s. ». Revue d’Histoire franciscaine, t. IV, 1927, p. 445 à 515. Sur le couvent de Villefranche, l’un des plus précoces : MERAS, M. - « Aux origines de l’ordre franciscain en France : la fondation du couvent des Cordeliers à Villefranche-en -Beaujolais ». Comité des travaux historiques et scientifiques : Bulletin philologique et historique, 1982 - 84, p. 149 à 158. Pour un point de vue historique plus général, cf. SESSEVALLE, F.de - Histoire générale de l’ordre de saint François. Paris : éditions de la Revue d’histoire franciscaine, 1935 - 1937 et EMERY, R.W. - The friars in medieval France, a catalogue of french mendicants couvents, 1200 - 1550. New York - London, 1961.

139.

RICHE 2000, p. 221 à 257.

140.

Cf. SAINT-JEAN VITUS 1990.