3.1. Un indéniable rayonnement spirituel

L’attrait exercé par l’abbaye sur ses contemporains tient toujours au nombre et la valeur des reliques en sa possession. Mais la richesse de sa vie spirituelle joue également son rôle.

A la fin du XIIe s., un inventaire des reliques du monastère en compte plus encore que ce que mentionnaient le moine Falcon au XIe s., et tous les actes antérieurs (cf. supra, première partie, C. Tournus de 875 à la fin du Xe s. : 1.4. L’importance des reliques...) : il semble qu’il y ait une véritable inflation, puisqu’elles se rapportent désormais à 28 personnages différents ! Onze corps saints y figurent, parmi de nombreux ossements ou dents, gouttes de sang, morceaux de vêtements, ampoules et autres objets141.

Au XIe s., le culte de ces reliques se cristallise autour de trois personnalités dominantes : saint Philibert, saint Valérien et la Vierge. Leur importance respective a été analysée par I. Cartron-Kawé dans sa thèse récente142. Bien qu’introduit tardivement, Philibert y occupe la première place, en tant qu’abbé fondateur du groupe monastique ; au début du XIIe s. encore, les sources narratives analysées par D. Iogna-Prat participent à son intégration définitive en Bourgogne143.

Valérien, lui, se voit honoré comme martyr local. Mais son culte connait un nouvel essor à la fin du XIe s. : le succès du culte des morts dans la sphère clunisienne, alors en pleine expansion, a suscité à Tournus le besoin d’affirmer plus fort sa spécificité. Au début du XIIe s., la composition par le moine Garnier, à la demande de l’abé Pierre II, de la « Passio, translatio et miracula sancti Valeriani » s’inscrit dans cette revendication.

Enfin, le culte de la Vierge, traditionnel à Tournus, semble connaître un regain lui aussi, dans la même période - probablement pour les mêmes raisons. D’après la chronique de Falcon, l’abbé Pierre 1er (1066 - 1105) aurait institué un nouvel office en son honneur, tandis que Constance, comtesse de Chalon devenue reine d’Espagne en 1087, lui serait particulièrement dévote. En 1119, le pape Calixte II, de passage à Tournus, instaure à son tour un office pour la Vierge : mais dans l’esprit de la réforme grégorienne, il s’agit désormais de renforcer, à travers ce culte, l’image de l’église universelle, unie derrière le pontife romain144.

A cela s’ajoute, au moins à partir du XIIe s., le culte de l’abbé Ardain (mort en 1056). En 1140, l’abbé Pierre II fait procéder à l’élévation solennelle de son corps (inhumé nous dit-on, dans la galerie nord du cloître) ; après trois jours d’exposition, son tombeau est transporté dans la nef. Une seconde translation le conduit finalement sous l’autel du bras nord du transept145. Encore une fois, cette initiative n’est probablement pas exempte d’arrières-pensées par rapport à Cluny, où l’on révère déjà plusieurs grands abbés fondateurs. Il est vrai que les moines de Tournus vouaient déjà un culte à deux abbés du IXe s. dont ils conservent les restes, Arnulf et Hilbod : mais le sens de leur évocation est légèrement différent, puisqu’il s’agit à travers eux d’exalter la mémoire de la geste fondatrice du monastère - autre spécificité philibertine (Cf. supra, première partie, C. De 875 à la fin du Xe s. : 1.4. L’importance des reliques et de leur culte)146.

L’importance des reliques explique tout naturellement celle des pèlerinages : ils nous sont connus à travers les récits des miracles que les corps saints ne manquent pas de susciter. Venue de toute la région, et même du Jura, la foule se presse autour du tombeau de saint Ardain lors de l’élévation de 1140, bénéficiant d’une bonne dizaine de guérisons au moins. Les nobles des environs viennent à l’église chercher rémission de leurs péchés, comme ce Girard, comte de Vienne et de Mâcon dans la seconde moitié du XIIe s., tantôt spoliateur des biens de l’abbaye, et qui dut faire amende honorable après que saint Philibert en personne eut surgi de derrière son autel pour le châtier147.

Cette fréquentation n’est pas nouvelle. Depuis le milieu du Xe s. au moins, on peut dire que l’incitation est explicite, avec l’exigence adressée aux chefs de famille par les participants au concile de Tournus, après le traumatisme de l’exil à Saint-Pourçain, de venir chaque année faire des offrandes à Saint-Philibert. Il semble également que vers 970, l’abbé Etienne ait relancé la pratique des pélerinages au tombeau de saint Valérien (Cf. supra, première partie, C. De 875 à la fin du Xe s. : 1.4. L’importance des reliques ...). Au total, il faut croire que l’église ne désemplit pas.

Enfin, la vie liturgique à l’intérieur du monastère, bien que très mal connue, semble avoir conservé une forte originalité tout au long du moyen âge, tant par rapport aux grandes abbayes bourguignonnes, comme Cluny ou Saint-Bénigne de Dijon, que par rapport aux autres foyers du culte philibertin, comme Jumièges et la Normandie148. Sans qu’on puisse parler d’un fort rayonnement pour un modèle de liturgie qui ne semble guère avoir avoir reçu d’écho en dehors de Tournus, cette indépendance traduit la richesse d’une vie spirituelle propre, qui dut séduire nombre de contemporains.

Notes
141.

Breviarium de reliquiis que continentur in monasterio trenorciensi. Bibl. Tour., ms 1, ff. 116 - 117. Publié par CURE 1905 (1984), p. 139. Sur l’évolution des mentions de reliques, du IXe au XIIe s., cf. le tableau récapitulatif dans CARTRON-KAWE 1998, vol. II p. 266.

142.

CARTRON-KAWE 1998, vol. III p. 524 - 527.

143.

IOGNA-PRAT 1995.

144.

Office de Pierre 1er : FALCON, chap. 48 (JUENIN, Preuves , p. 27 ; POUPARDIN 1905, p. 104).

Dévotion de Constance : JUENIN, Preuves , p. 134 ; office instauré par Callixte II : JUENIN, Preuves , p. 146 - 147.

145.

JUENIN, I, p. 115 - 116 ; CURE 1905 (1984), p. 156

146.

Sur le culte des reliques au XIe s., cf. CARTRON-KAWE 1998, vol. III, p. 519 - 527.

147.

CURE 1905 (1984), p. 156 (d’après JUENIN, Preuves , p. 153-156), et p.159 - 160 (d’après la Vita S. Philiberti, die XX August. § V). Juénin rapporte également plusieurs miracles qui auraient eu lieu lors de pélerinages au tombeau de saint Ardain au XIIe s. : JUENIN, I, p. 117.

148.

PALAZZO 1995.