3.3. Alliances et rivalités

En toile de fond de ces évènements, c’est tout un réseau de relations qui s’est lentement tissé, ou parfois défait, entre les moines de Saint-Philibert et les pouvoirs environnants, laïcs ou religieux, dont nous avons présenté les positions plus haut.

3.3.1. La protection des laïcs : le comte de Chalon et le roi

Depuis 875, Saint-Philibert de Tournus se revendique comme une abbaye royale. Elle voit le souverain comme son protecteur et le principal garant de ses privilèges - qu’elle prend soin de faire confirmer le plus souvent possible, jusqu’à la fin du XIVe s. Or jusque dans le dernier tiers du XIIe s., ce roi est absent physiquement. Au début du XIe s. en revanche, les moines se placent ouvertement sous la protection d’un de ses proches, le comte Hugues de Chalon. Mais à partir de la fin du XIIe s., le retour du roi change la donne.

Dans un premier temps, c’est donc le comte de Chalon qui semble représenter l’autorité laïque la plus influente à Tournus. On le voit apparaitre en 1019 dans le rôle d’avoué du monastère : les moines de Saint-Philibert lui confient, lors de la cérémonie de dédicace de l’abbatiale, le « vexillum », symbole du ban royal - en échange d’une importante donation de l’intéressé161. Selon G. Duby, le rôle de l’avoué reste alors de représenter la communauté devant la justice laïque et de défendre les intérêts des moines162 : à cette date il est vrai, la fonction, qui ne donne pas forcément une autorité permanente à son détenteur, n’a plus beaucoup d’avenir. Cependant, Hugues de Chalon n’est pas n’importe qui. Personnage très puissant, également évêque d’Auxerre, c’est un fidèle inconditionnel du roi Robert le Pieux, qu’il a toujours soutenu dans sa lutte contre le comte de Mâcon Otte-Guillaume.

Par ce geste, les moines, autrefois liés à la maison de Mâcon, manifestent donc leur fidélité au roi de France, alors même que Tournus, à la limite du pagus de Mâcon, constitue pour son parti un enjeu non négligeable. Hugues de Chalon, avec la bénédiction de Robert le Pieux, peut ainsi contrôler, à la frontière des terres mâconnaises, l’ancienne fortification royale du Castrum. En 1027 encore, l’interdiction libellée par le propre fils de Robert, Henri devenu duc de Bourgogne, de construire des fortifications entre Chalon, Mâcon et Charolles, vise directement les héritiers du comte de Mâcon Otte-Guillaume163. Enfin, le fait que vers 1080 encore, Robert le Pieux soit le seul souverain cité dans la chronique du moine Falcon, éclaire a posteriori le choix de la communauté.

Par la suite, les relations avec la maison de Chalon deviennent irrégulières. Le dépérissement du pouvoir des comtes et la disparition de l’avouerie l’expliquent en partie. Pourtant, un lien privilégié semble se maintenir, jusqu’à sa disparition au XIIIe s. Ainsi, on apprend en 1087 que la veuve du comte, Constance, qui manifestait une dévotion particulières au sanctuaire de Tournus, avait fait d’importantes donations à l’abbaye164. Au contraire, dans les années troubles du troisième quart du XIIe s., le comte de Chalon, allié de Frédéric Barberousse, après avoir dévasté les terres de Cluny, encourage les habitants du bourg de Tournus à se révolter en 1168 (cf. infra, troisième partie, la ville en formation) ! Mais le traité de 1226 entre la comtesse Béatrix et l’abbé Bérard, par lequel celui-ci octroie deux maisons à l’entrée du monastère à la comtesse, qui déclare être reçue librement parmi les moines165, suppose une nouvelle complicité.

Enfin, c’est en tant qu’héritier des comtes de Chalon, que le duc de Bourgogne en 1233, puis le roi Jean le Bon en 1362, confirment le privilège de pêche dans la Saône, octroyé par Hugues en 1019166.

Dans le même temps, les liens se raffermissent avec le roi de France. Sur le plan des principes tout d’abord : les actes royaux sont plus nombreux que précédemment, surtout pour la période XIe / début du XIIe s., avec cinq chartes entre 989 et 1146167. Puis en 1171, Louis VII se montre en personne : il tient plaid à Tournus même, et arbitre (en faveur des moines) le conflit qui oppose le monastère aux habitants du bourg168. Derrière lui, le roi laisse ses représentants dans la région, et ses agents seront témoins ou arbitres de plusieurs actes (à Tournus en 1176 et 1236). Peu à peu, même si le souverain ne se montre pas toujours physiquement, on s’habitue à compter avec lui. D’après J. Richard, l’abbé de Tournus serait d’ailleurs le seul « abbé royal » (« abbas regis ») de la région bourguignonne, cité dans le premier registre de Philippe Auguste ; et au XIIIe s., le monastère serait placé, « depuis longtemps », sous la garde du roi. A cette protection militaire, les moines répondraient en lui envoyant lors de ses campagnes en Bourgogne, dès le XIIIe s. apparemment, des contingents levés sur leur propre seigneurie169.

Dans la première moitié du XIIIe s. en tout cas, l’abbé Bérard, dans son « Mémorial »,se montre particulièrement attentif aux faits et gestes du souverain ; il n’est sans doute pas anodin qu’il héberge en son monastère en 1233 la fiancée de Louis IX, Marguerite de Provence, en route vers son mariage170. Quelques années plus tard, en 1256, le parlement de Paris mène pour la première fois une enquête concernant Tournus ; et le bailli de Mâcon intervient en 1257, pour calmer la révolte des habitants contre l’abbaye. En 1291, ce sont les habitants qui font appel au parlement de la justice de l’abbé (en vain) : le roi apparaît désormais comme un recours tangible à l’autorité abbatiale. En réalité, ces interventions restent peu nombreuses et toujours prudentes, ménageant systématiquement les intérêts du monastère171.

A partir de 1312 toutefois, le roi intervient dans le choix des abbés : à cette date pour la première fois, le nouvel abbé Nicolas n’est plus élu par les moines, mais nommé par le roi. Auparavant déjà, depuis 1268 au moins, les moines lui demandaient à chaque fois la permission de procéder à l’élection172. Mais pour le reste, à la veille de la guerre de Cent Ans, l’indépendance du monastère n’est pas sérieusement remise en question.

Notes
161.

FALCON, chap. 46 : JUENIN, Preuves , p. 26 - ou POUPARDIN 1905, p. 102 - 103.

162.

DUBY 1953 (1988), p. 104. Sur le déclin de l’avouerie au cours du XIe s., cf. RICHARD 1954, p. 68 - 70.

163.

RICHARD 1954, p. 34.

164.

JUENIN, Preuves , p. 134 - 135.

165.

JUENIN, Preuves , p. 190.

166.

JUENIN, Preuves , p. 195 et 248 - 249.

167.

Chartes de Hugues Capet, 989 (original : A.D.S.L., H 177) ; Henri 1er, 1059 ; Philippe 1er, 1060 ou 1061, puis 1075 ; Louis VII, 1146 (original : A.D.S.L., H 178). Publiés par JUENIN, Preuves : p. 120, 126, 128, 131, 160. Cf. aussi ANDRIEUX 1993, Recueil, n° 53, p. 483 pour Hugues Capet ; Actes d’Henri 1er , n° 117 p. 117, et Actes de Philippe 1er , n° XIV p. 41, et n° XXVIII, p. 197.

168.

JUENIN, Preuves : p. 169. D’après D. Méhu, le roi aurait alors obtenu la garde du monastère (MEHU 2001, p. 401) : mais nous n’en avons pas trouvé mention explicite dans ce texte - ni dans les actes royaux qui le suivent, concernant Tournus, en 1172 et 1180 (JUENIN, Preuves : p. 179 et 171).

169.

DUBY, 1953 (1988), p. 416 ; RICHARD 1954, p. 138 et note 1, p. 245, 254, et p. 184.

170.

JUENIN, Preuves : p. 188-189 (Extrait du Mémorial de l’abbé Bérard).

171.

1256 : Olim , t. I (1254 - 1273), p. 6, n° III ; 1257 : Olim , t. I, p. 445, n° XXIII (cf. aussi BRACCONI 1977, et CURE 1905 (1984), p. 82) ; 1291 : A.D.S.L., H 179 (Parlement de Paris, arrêt de 1291). Cf. encore JUENIN, Preuves : p. 213 (1258), 226 (1291), 255 (1399).

172.

JUENIN, I, p. 175 JUENIN, I, p. 165 et 175 : d’après Layettes du trésor des chartes, éd. Teulet, de Laborde, Berger et Delaborde, Paris, 1863-1909 : layette Elections, n° 16 pour l’élection de 1268, et d’après N. Gall. Christ., col. 972, pour celle de 1312.