Dans l’ensemble, l’abbaye Saint-Philibert semble entretenir de bons rapports avec les évêques de Chalon et de Mâcon, ses proches voisins. Mais à partir de la fin du XIe s., c’est de la papauté que se rapproche le monastère.
Bien sûr, le partenariat avec les évêques ne s’effectue pas sans nuances ; et souvent, l’intervention du pape n’est pas étrangère à leur soutien. De sourdes luttes d’influence et de prérogatives ne sont pas absentes, à la fin du XIIIe et au XIVe s.173. Mais il s’agit de querelles tardives et de faible portée, surtout si l’on considère combien l’évêque a vu son autorité se réduire entre le début du XIe et le début du XIIe s. : après 1121, celui de Chalon n’a plus qu’un faible pouvoir de juridiction sur les clercs de la ville. Apparemment, le seul véritable conflit n’éclate que plus tard, au XVe s., à propos du cimetière des habitants de la ville (cf. infra, troisième partie, la ville en formation... ).
A l’inverse, les évêques de Chalon et Mâcon sont présents l’un et l’autre à la dédicace de l’abbatiale en 1019 et à la nouvelle consécration de 1120. Surtout, on ne compte plus les actes où ils figurent, l’un ou l’autre ou conjointement, à titre de témoins ou parfois d’intervenants, pour des donations, associations ou arbitrages divers, jusqu’au XIVe s. (le volume de Preuves de l’ouvrage de Juénin regorge d’exemples en ce sens). Ce ne sont pas les seuls à s’intéresser à Tournus. L’évêque d’Autun, l’archevêque de Besançon et celui de Lyon restent liés au monastère, auxquels ils effectuent plusieurs donations aux XIe et XIIe s. Celui d’Autun assiste le roi Philippe 1er au moment de la rédaction de la charte de 1075 sur les droits du monastère, et c’est à Tournus que se tient en 1115, en présence de l’archevêque de Besançon, un concile pour un problème concernant la cathédrale de cette ville. En 1155 enfin, c’est celui de Lyon qui enjoint ses suffragants de Mâcon et Chalon d’intervenir pour soutenir l’abbaye contre les exactions dont elle est victime174.
Plus particulière est la relation que nouent les moines de Saint-Philibert avec l’archevêque Gui de Vienne au tournant du XIIe s. En 1096, celui-ci est témoin du règlement par le pape Urbain II, d’un conflit entre l’abbaye de Tournus et Saint-Florent de Saumur175 ; mais c’est encore lui qui préside, en tant que légat du pape, le concile Tournusien de 1115. Or quatre ans plus tard, ce même personnage est élu pape sous le nom de Calixte II : en tant que tel, il viendra lui-même consacrer la nouvelle abbatiale en 1120, et délivrera des privilèges en faveur du monastère en 1119 et 1121176. Ici, les liens personnels des moines jouent probablement un rôle important dans le rapprochement avec la papauté. L’origine de ces bonnes relations tient probablement à l’importance des possessions rhodaniennes de Saint-Philibert, qui s’acroissent d’ailleurs à l’aube du XIIe s. (infra, 3.4.2. Territoire, dépendances et revenus). Tout cela est peut-être à mettre à l’actif de l’abbé Pierre 1er, que nous avons soupçonné plus haut d’avoir été un fin politique. Enfin, il n’est pas impossible que la lettre adressée dans les années 1170 par l’archevêque de Vienne Guillaume aux moines de Tournus, traduise le maintien d’une relation privilégiée177.
A partir du moment où l’abbaye se rapproche du pape, celui-ci intervient de plus en plus dans ses affaires. Ainsi, après une certaine activité en faveur du monastère à la fin de l’époque carolingienne, suivie d’une totale absence entre 891 et 1096, les actes pontificaux, directs ou émanant de légats, se multiplient dans la documentation Tournusienne au cours du XIIe s. Le premier quart du XIIIe s. paraît marquer une petite pause, mais les interventions du pape restent fréquentes dans tous les domaines, jusqu’au début du XIVe s. 178.
En dehors des privilèges et confirmations, nombreux au XIIe s., le pontife arbitre différents conflits, ou tente de trouver une solution aux problèmes les plus dramatiques, comme les dettes de l’abbaye à la fin du XIIe s., ou l’incendie des années 1240. Mais peu à peu, il se mêle aussi de donner des directives, sinon de réglementer précisément. La première tentative sérieuse date de 1225 : Honorius III recommande à l’abbé Bérard de réunir une fois l’an au chapitre tous les prieurs de l’ordre, et de réformer selon la règle de saint Benoît179.
Enfin, à partir du XIIIe s., le pape emploie volontiers l’abbé de Tournus comme son émissaire, pour visiter d’autres établissements religieux ou s’occuper de leurs problèmes, sans qu’il y soit partie prenante ; au besoin, il peut être autorisé à user des censures ecclésiastiques. Le fait qu’il n’hésite pas à l’envoyer - toujours avec un autre abbé, parfois d’une toute autre région - défendre les intérêts des clunisiens (en 1235 et 1298), et finalement contrôler la levée des impositions qu’il requiert de cet ordre (1305 et 1342), suppose un haut degré de confiance180. Il faut dire que depuis 1312, les abbés, nommés par le roi, sont recommandés par le pape, dont il sont souvent des proches ; ils passent une partie de leur temps « en cour de Rome », c’est-à-dire en Avignon, quand il n’y résident pas habituellement. Pierre IV de Cros, abbé de 1348 à 1364, deviendra même ultérieurement, en 1383, cardinal en Avignon, par la faveur de l’antipape Clément VII181.
En somme, du début du XIIe s. au milieu du XIVe, le soutien des papes n’aura pas failli. A la fin de la période, le lien est plus direct avec des abbés dont ils assurent la promotion.
Fin XIIIe : à propos des nominations aux cures de la ville (cf. infra, 3e partie, la ville en formation). En 1306, l’évêque de Chalon aurait encouragé les habitants de Tournus à donner la tonsure cléricale à leurs enfants pour se soustraire à la juridiction de l’abbé (JUENIN, Preuves , p. 233 - 234). Et d’après Juénin, il aurait encore cherché des noises à l’abbaye, avant de se soumettre aux injonctions du pape en 1341 (JUENIN, I, p. 182).
JUENIN, Preuves , p. 131 - 132, 134, 142 à 145, 163, 165, 166.
JUENIN, Preuves , p. 136.
CARTRON-KAWE 1998, vol. III p.494 - 496.
JUENIN, Preuves , p. 172 : l’archevêque demande aux moines de Tournus d’intervenir das un conflit entre l’église de Viviers et le seigneur de Beaujeu.
Actes pontificaux concernant Tournus : 1096, 1105, 1106, 1109, 1115, 1119, 1120, 1121, 1132, 1146, 1147, 1151, 1155, 1164, 1167, 1179, 1198, 1203, puis 1225, 1239, 1245, 1246, 1250, 1257, 1306 ! Cf. A.D.S.L., H 178, et JUENIN, Preuves , p. 137, 138, 140, 142 à 153, 157 à 160, 163, 164, 167, 168, 174 à 180, 189, 198, 201 à 207, 211 et 212). Jusqu’en 1179, cf. le tableau récapitulatif fourni en annexe de sa thèse par I. Cartron (CARTRON-KAWE 1998, vol. III, annexe 1, p. 602 - 610 : pièces n°70 à 72, et 74 à 87).
JUENIN, Preuves , p. 189, « Bref d’Honorius III » : « ut abbates et Priores monasterio trenorchiensi subjectos, annis singulis convoces ad capitulum apud idem monasterium celebrandum, cum eis de correctione et reformatione Ordinis, secundum Deum, et beati Benedicti regulam salubriter tractaturus » (« afin que tu convoques les abbés et Prieurs sujets du monastères de Tournus, chaque année à célébrer un chapitre auprès de ce même monastère, et qu’il soit traité avec eux de questions de correction et de réformation de l’ordre, selon Dieu et la règle de saint Benoît »).
En 1337, l’abbé Girard IV est « visiteur apostolique » à l’abbaye lyonnaise d’Ainay : JUENIN, I p. 180, et Preuves , p. 244. Sur les missions concernant Cluny : RICHE 2000, p. 532, 536, 547, 548, 567 (d’après « Bull. Clun. », 163 et 176, pour les actes de 1298 et 1342).
A sa mort en 1388, il sera enterré à Saint-Martial d’Avignon : JUENIN, I, p. 186. Sur les abbés en Avignon: JUENIN, I p. 180 à 184.