3.4.1. De l’immunité à l’exemption

La façon dont l’abbaye s’est constituée en seigneurie indépendante a été analysées avec beaucoup de finesse par Isabelle Cartron-Kawé, en parallèle avec le modèle clunisien 209.

Son statut de monastère immuniste sous protection royale donnait à l’abbaye Saint-Philibert la possibilité d’une relative émancipation, dès lors que l’autorité royale était lointaine et faible. Jusqu’au milieu du XIe s., ses abbés n’ont eu de cesse de faire confirmer par les rois successifs leurs anciens droits et privilèges, en des termes qui reprennent ceux des anciens diplômes carolingiens. En cela, malgré la proximité du modèle clunisien d’exemption, ils restent relativement conservateurs.

Pourtant, diverses dispositions tendent, dès la fin du Xe s., par petites touches, à restreindre le pouvoir d’intervention des évêques. Par exemple, la dédicace de 1019 donne lieu à la délivrance d’un privilège, leur interdisant de prononcer une excommunication à l’intérieur du monastère.

Cette tendance s’accélère dans le dernier tiers du XIe s., apparemment sous l’impulsion de l’abbé Pierre 1er. Ainsi, en 1075, la charte de confirmation du roi Philippe 1er n’emploie plus le terme d’« immunitas », mais celui de « libertas », qui renvoie à un ensemble de privilèges propres au monastère - d’ailleurs non définis - à même de s’exercer, à ce qu’on croit comprendre, sur tout le territoire dépendant de Saint-Philibert de Tournus. Il y est même question, pour la première fois, d’exemption épiscopale ; mais il ne semble pas que celle-ci ait été reconnue par le pape, qui se contente, dans les années suivantes, de placer toujours plus l’abbaye sous la protection apostolique. Pour obtenir ces avancées, les moines n’auront pas hésité à forger un faux acte prétendument daté de 878, vraisemblablement montré au roi en 1075, et présentant « libertas » et exemption épiscopale comme des acquis. D’après I. Cartron-Kawé, cette initiative se sera inscrite dans un travail plus vaste de réécriture de l’histoire du monastère, suscité par l’abbé Pierre - dont la rédaction de la chronique par le moine Falcon, dans les années 1080, est l’aspect le plus marquant210.

Néanmoins, s’il faut reconnaître dans cette soif d’autonomie l’influence des préceptes clunisiens, c’est en 1121 seulement qu’est octroyé de manière explicite le privilège d’exemption, par le pape Callixte II. Il se voit confirmé par Innocent II en 1132. Désormais, l’évêque n’a plus à intervenir dans les affaires du monastère, sinon à la demande expresse de l’abbé, ni à y lever dîmes et coutumes (sauf pour les dépendances les plus lointaines). Cette décision vient sans doute consacrer le rapprochement opéré entre les abbés de Tournus et la papauté au début du XIIe s., particulièrement avec l’archevêque Gui de Vienne, élu pape en 1119 sous le nom de Callixte II. Dès 1119, la délivrance par ce dernier d’un privilège limitant les pouvoirs d’ordre et de juridiction de l’évêque, puis sa venue en 1120 pour la consécration de la nouvelle abbatiale, et enfin la bulle de 1121, marquent les étapes successives de ce cheminement commun211. Par la suite on l’a vu, et jusqu’au XIVe s., les papes assurent l’abbaye de leur soutien.

Parallèlement, on notera la disparition de la mention «  in pago cabilonensis  » dans la charte de Philippe 1er en 1075. Qu’il faille prendre ce terme dans le sens de juridiction dépendant du comte, ou d’évêché, c’est bien une volonté d’indépendance, du pouvoir laïc comme de l’autorité épiscopale, que révèle cette omission. De la même façon, disparaît au cours du XIe s. la charge d’avoué du monastère, remplie en 1019 par le comte de Chalon (cf. supra, 3.3.1. La protection des laïcs...).

Cela dit, Tournus, directement rattachée à Rome sur le plan spirituel à partir de 1121, reste au temporel, même avec de grandes libertés, une abbaye sous protection royale. C’est d’ailleurs à ce titre que le Pape fait appel au roi dans les moments de difficulté à la fin du XIIe s. Mais celui-ci ne prend pas pied à Tournus pour autant ; il faut attendre le début du XIVe s., on l’a vu, pour qu’il commence à s’immiscer vraiment dans les affaires du monastère.

Notes
209.

CARTRON-KAWE 1998 : vol. III, p. 473 à 498.

210.

Sur toute cette progression, cf. CARTRON-KAWE 1998 : vol. III, p. 479 - 482, et p. 490 - 495. Charte de Philippe 1er en 1075 : JUENIN, Preuves , p. 131 - 133.

211.

CARTRON-KAWE 1998 : vol. III, p. 494 - 496. Bulle de Callixte II en 1121 : JUENIN, Preuves , p. 149.