3.4.2. Territoire, dépendances et revenus

Le domaine proche (ill. 44 )

En terme d’assise territoriale, le monastère s’est assuré bien avant l’an mil le contrôle d’un petit domaine centré sur Tournus, et s’étendant sur deux ou trois kilomètres à la ronde. A Tournus même, son privilège d’immunité s’étend au Castrum depuis 889 ; mais on peut considérer comme étant de son ressort direct l’ancienne villa de Belnay, voisine de l’abbaye à l’ouest, et donnée aux moines en 945. Au nord, ce domaine se limiterait, d’après Saint-Julien-de-Balleure, à ce qu’il nomme « la Grange », une ancienne « métairie de l’abbaye », qui aurait été donnée par l’évêque de ChalonHilbod au Xe s. (cf. supra, première partie, C. Tournus de 875 à la fin du Xe s. : 1.2.2. L’installation des moines à Tournus). A l’heure actuelle, le toponyme « la Grange » désigne toujours un manoir du XVIe s., qui marque les confins de la commune, à deux kilomètres du cloître (ill. 44)212. Pourtant, moins de deux kilomètres plus loin se situe le domaine de Venière, offert dès 677 aux moines de Saint-Philibert par l’évêque de Poitiers Ansoald (cf. supra, première partie, B. Tournus avant 875 : 1.6. Tournus aux VIIe / IXe s.) : on en ignore certes la destinée après cette date, mais il fixe aujourd’hui, sans occupation intermédiaire, le prochain habitat sur la route de Chalon, légèrement en retrait de la Saône (sur la commune de Boyer). Au reste, c’est encore 8 kilomètres plus loin, entre Gigny-sur-Saône, prochain village en remontant la rivière, et Thorey sur la rive gauche, que se trouve le lieu-dit « Filiolus », ultérieurement désigné comme « Poirier-au-Comte », lequel marque à partir de 1019 la limite des droits de pêche octroyés aux moines par le comte de Chalon213 (ill. 44).

En 1059 en tous cas, la charte de confirmation des biens de l’abbaye par Henri 1er cite les « vici et villae » de Lambres (« Lambras »), village aujourd’hui disparu à deux kilomètres à l’ouest de l’ancien Castrum, de Mancey (« Manciacum »), situé un peu plus loin, légèrement décalé vers le nord-ouest, et de Plottes (« Plottas »), à 5 kilomètres au sud-ouest du cloître214. A une distance légèrement inférieure vers le sud, sur la rive gauche de la Saône, elle compte également Préty (« Pistriacum »), et peut-être déjà à même distance, de nouveau sur la rive droite, en bord de Saône, Le Villars (« Villanova » ? 215 ). Le village suivant vers le sud est Uchizy, à 8 kilomètres du cloître, une des premières dépendances de l’abbaye de Tournus, qui y possède « villa cum ecclesia » depuis 878 (« Ulcasiacum » dans la donation de Louis le Bègue, inspirée par Boson216). La limite méridionale du droit de pêche des moines dans la Saône se situe probablement déjà à proximité, au lieu nommé plus tard « Frébief »217. La charte de 1059 ajoute encore deux noms de domaines apparemment proches de Tournus, mais non identifiés, « Morincas » et « Costaldas », dont il ne sera plus jamais question (ill. 44).

A l’exception des deux dernières, toutes ces possessions se retrouvent dans les différentes confirmations ultérieures, royales et papales, des XIe et XIIe s.218. Encore ce maillage s’est-il étoffé au cours du XIe s., puisque la bulle de 1119 cite également les églises de Vers (« Ver ») à côté de Mancey, et de Gigny-sur-Saône. En Bresse, elle mentionne désormais celle de Cuisery, à 7 kilomètres à l’est du monastère, sur les bords de la Seille : or à proximité immédiate, le long de cette rivière, l’abbaye possède déjà depuis 981 les domaines de Loisy et de Huilly, avec l’église de cette localité, et depuis 1059 au plus tard, la villa de Brienne (cf. ill. 44). Au milieu du XVIe s. encore, on reconnaît tous ces noms dans le pouillé de l’abbaye (sauf Belnay, domaine très proche du monastère et qui ne comporte alors ni église ni chapelle)219.

Ainsi, dès les XIe - XIIe s., ces possessions assoient l’autorité directe de l’abbaye sur un rayon de six à sept kilomètres alentour, presque sans discontinuité territoriale. Elles lui permettent également un contrôle du cours de la Saône sur 10 kilomètres en amont et 10 kilomètres en aval de Tournus, et lui assurent un accès direct à la vallée de la Seille, qui dessert, à 25 kilomètres à l’ouest de Tournus, sa vieille dépendance de Louhans. A la fin du XIIIe s. et au début du XIVe, trois châteaux au moins marquent ce territoire, à Plottes, et sur la rive gauche, à Préty et à Lacrost - village situé en face de Tournus, non mentionné jusque-là220. Qui plus est, au cours du XIIIe s., l’abbaye s’est encore souciée d’élargir cette assise en rachetant les hommages de plusieurs seigneurs environnants, désormais ses vassaux, du côté de Montbellet et Grévilly au sud, et de Sennecey au nord (ill. 44)221.

Notes
212.

Cette grange apparaît dans les textes d’archives au XVIe s. : elle a alors été reprise en fief par les sires de Gorremod, en procès avec l’abbaye sur des questions de limites de juridiction. Cf. l‘« information » sur le « chemin qui mène des perrières de Boyer à la Saône », suivie d’un inventaire des biens meubles de la « grange-de-Gorremod » : A.D.S.L., H 191.

213.

Donation de 1019 : FALCON, chap. 46 (JUENIN, Preuves , p. 26 ; POUPARDIN, 1905, p. 102). Mentions du lieu-dit « Poirier-au-Comte » à plusieurs reprises dans des pièces de procès à propos du droit de pêche dans la Saône, à partir de 1286 (A.D.S.L., H 203) : cf. GISLAIN DE BONTIN, G. de - « Remarques sur le droit de pêche dans la Saône des moines de Tournus ». In Saint-Philibert 1995, p. 121 - 141.

214.

JUENIN, Preuves , p. 126 - 127.

215.

Cette interprétation de « Villanova » dans le diocèse de Chalon est proposée par M. Pacaut (PACAUT, M. - « Une communauté monastique originale : la congrégation de Tournus (IXe - XIIe s.) ». In Saint-Philibert 1995, p. 105 - 120). Pour sa part, Juénin, repris par Bompard, et avec prudence, par I. Cartron-Kawé, propose d’y voir un hypothétique village de « Velnoux » près de Lambres, qui aurait disparu (JUENIN, I, p. 88 ; Bibl. Tour., ms Bompard, p. 184 ; CARTRON-KAWE 1998, vol. III, annexe 2, p. 614, n° 56). Dans la bulle de 1119, « Villare », qui désigne bien plus sûrement Le Villars, figure dans le diocèse de Mâcon. En ce qui concerne les diocèses, la situation du Villars autorise les deux hypothèses : sur la rive droite de la Saône, les villages voisins de Plottes, Uchizy et Lys relèvent de l’évêque de Mâcon, mais Lambres et surtout Grévilly, pourtant plus au Sud que Plottes ou Lys, de celui de Chalon (cf. ill. carte dép. dom. proche ). Sur place en tous cas, l’église du Villars montre des vestiges éloquents du tout début du XIe s. comme du début du XIIe : cf. Prémices de l’art roman , 1999, p. 81.

216.

JUENIN, Preuves , p. 102. Sur cette donation, cf. supra, 1e partie, C. Tournus de 875 à la fin du Xe s. : 1.3.2. L’alliance avec Boson et l’expansion méridionale...

217.

GISLAIN DE BONTIN, G. de - « Remarques sur le droit de pêche dans la Saône des moines de Tournus ». In Saint-Philibert 1995, p. 121 - 141.

218.

Chartes du roi Philippe 1er, 1060 et 1075, et bulles de Callixte II (1119) et d’Alexandre III (1179) : JUENIN, Preuves , p. 128, 131, 145 et 175.

219.

Cf. CURE 1905 (1984), p. 64-65, reprenant A.D.S.L., H 191.

220.

Plottes : châtelain en 1295 et 1297, JUENIN, Preuves , p. 227 - 228. Préty et Lacrost : ces deux châteaux de l’abbaye sont mis à mal par le duc de Bourgogne en 1308 : JUENIN, I, p. 174.

221.

DUBY 1953 (1988) p. 419. Uchizy : cf. 1304 : chevalier d’Huchizy vassal de l’abbé, JUENIN I p. 171. Montbellet : 1233 : donation de la juridiction de Montbellet par le seigneur de Montbellet, A.D.S.L., H 178.