Selon la Règle de saint Benoît, l’abbé, père de la communauté, a autorité sur les autres moines, qui lui doivent obéïssance absolue (chapitres 2, 3, et 5 en particulier).
A Tournus, son élection a lieu seulement jusque en 1312. A partir de cette date, nous l’avons vu, il est nommé par le roi ; mais depuis le milieu du XIIIe s. déjà, cette élection se fait sous autorisation royale (supra, 3.3.1. La protection des laïcs...). La consécration, elle, se fait exclusivement par le pape ou par son légat à partir de 1119233.
Bien entendu, l’abbé de Saint-Philibert est issu de la noblesse ; autant qu’on le sache, il provient souvent de familles de chevaliers ou de seigneurs de la région. A la fin du XIIe s., Bernard de Saint-Romain appartient à un lignage chevaleresque du Mâconnais, dont les membres reprennent à plusieurs fois des fiefs de l’abbaye ; aux XIIIe et XIVe s., les abbés Jean de Monbellet et Henri de Sennecey viennent de familles châtelaines des environs immédiats de Tournus (cf. ill. 44)234.
Au moment de son élection, l’abbé est fréquemment prieur d’un monastère dépendant : Saint-Pourçain en Auvergne figure en bonne place pour se préparer à la charge. Du reste, aucun de ces établissements n’est dirigé par un abbé : tous ne reconnaissent comme supérieur que le seul abbé de Tournus - auquel sont adressées personnellement toutes les donations ou décisions concernant l’ensemble du réseau dépendant, et devant lequel viennent faire profession tous les moines de la congrégation, à Tournus même. Le titre de dominus, qui le désigne parfois, traduit la puissance du personnage235.
Ces fonctions l’amènent à de fréquents déplacements, à l’intérieur même de la congrégation : ainsi, dans l’accord passé vers 1125 entre les moines de Tournus et les chanoines de Doué-la-Fontaine en Anjou, il est stipulé que l’abbé de Saint-Philibert, ou éventuellement son représentant le prieur de Cunault, officiera en personne dans l’église Saint-Denis de Doué, possession de Tournus, le jour de la fête du saint236. Mais en dehors de ce réseau, l’autorité de sa charge l’amène à être présent dans la région même de Tournus, en de nombreuses occasions : en 1147, Pierre II assiste à la translation du corps de Saint Lazare dans sa basilique à Autun237. Enfin, à partir du XIIIe s. on l’a vu, il peut se voir confier par le pape différentes missions, parfois politiquement délicates, en direction d’autres abbayes notamment (supra, 3.3.2. Le soutien des autorités religieuses...).
Au XIVe s., les abbés deviennent de grands personnages qui s’absentent fréquemment, surtout pour se rendre en Avignon. Inversement, ils renoncent de plus en plus souvent à leur charge pour devenir évêques, ce qui n’était pas le cas aux XIe - XIIe s. : pour beaucoup, l’abbatiat n’est plus qu’une étape sur le parcours des honneurs. Le cursus le plus abouti dans cette logique sera celui de Pierre IV de Cros à la fin du XIVe s. : devenu évêque de Saint-Papoul puis archevêque de Bourges et camerlingue de Grégoire XI, il finira cardinal en 1383 par la faveur de l’antipape d’Avignon Clément VII238.
Pourtant, on connaît peu de fortes personnalités dans la liste abbatiale de Tournus. Dans la période qui nous intéresse, les plus marquantes sont sans conteste celles d’Ardain (abbé de 1028 à 1056), de Pierre 1er (1066-1105), et de Bérard (1223-1245).
Le premier est le plus mal connu : célébré par Falcon, il a en tous cas mérité la sanctification moins d’un siècle après sa mort (1140 : cf. supra, 3.1. Un indéniable rayonnement spirituel). Il figure aussi, avec son prédécesseur Bernier, dans les nécrologes clunisiens, comme un moine de Cluny239. Pierre 1er, lui, est un fin politique : il aura tenté de s’affirmer face à Cluny, et peut-être de procurer à son monastère une audience internationale ; il l’a au moins engagé dans la voie de l’exemption, et se trouve à l’origine de la rédaction de sa Chronique par le moine Falcon (cf. supra, 3.2.2. Le XIe s. et le début du XIIe..., 3.3.3. Vicissitudes... : Les monastères alentour, et 3.4.1. De l’immunité à l’exemption).
L’abbatiat de Bérard est peut-être favorisé à nos yeux par une documentation plus abondante (vingt pièces publiées par le seul Juénin pour la durée de son abbatiat240 - contre huit par exemple pour celui de Pierre 1er). Celle-ci le fait apparaître comme un homme habile, soucieux de réaffirmer les droits de l’abbaye (par plusieurs confirmations de privilèges - sans doute bienvenues après la période troublée des années 1160 / 1200) et de régler les conflits ou maintenir l’entente avec l’aristocratie et les autorités religieuses des environs (comtes de Chalon et Mâcon, duc de Bourgogne, archevêque de Besançon). Parallèlement, il renforce l’assise territoriale du monastère en Bourgogne, par plusieurs prises de fief de petits seigneurs voisins, voire par des aquisitions, et s’assure sans doute les bonnes grâces du pape, et du roi de France Louis IX, dont il consigne les faits et gestes dans son « Mémorial », avant d’accueillir sa fiancée Marguerite de Provence en route pour son mariage en 1233. Enfin, les constructions qu’il se vante d’avoir entreprises, bâtiments claustraux ou grands moulins sur la Saône, lesquels auraient fait jaser les contemporains, témoignent d’une ardente volonté de prestige241.
Bulle de Callixte II : JUENIN, Preuves , p. 145-147.
Bernard de Saint-Romain : JUENIN, I, p. 139. Titres de l’abbé de Montbellet en 1295 : JUENIN, Preuves , p. 227. Ordonnances de l’abbé de Sennecey, 1308 : JUENIN, Preuves , p. 234.
CARTRON-KAWE 1998, vol. III p. 577.
Cf. JUENIN, I p. 114, et Preuves p. 150.
JUENIN, I, p. 123.
JUENIN, I, p. 186 et Preuves , p. 248.
KRÜGER 2002 : note 23 p. 420. Cf. supra, 3.3.3. Vicissitudes des relations de voisinage... : Les monastères alentour... Cluny.
JUENIN, Preuves , p. 187 à 201.
« Anno M.CC.XXXI. ego B. Abbas Trenorchiensis, cum maximis expensis aedificavi molendina super Sagonnam : irrisus tamen a multis super hoc, cum a nemine istud actum esset inceptum » (« En l’an 1231, moi B(érard), abbé de Tournus, j’ai édifié moyennant de très grandes dépenses des moulins sur la Saône ; pourtant, j’ai été raillé par beaucoup à ce sujet, alors même que personne n’avait commencé cette entreprise ») : « Mémorial de l’abbé Bérard », in JUENIN, Preuves , p. 187 - 189.