La Règle de saint Benoît prévoit que certains moines soient chargés de fonctions particulières ; mais elle ne s’étend guère à leur sujet. Au moins mentionne-t-elle, à plusieurs reprises, la présence de doyens (au pluriel), auxquels elle consacre un petit chapitre (chap. 21). Leur rôle n’est pas clairement défini, mais l’abbé doit pouvoir se décharger sur eux ; et il est prévu, en somme, qu’ils encadrent les frères moins expérimentés. Plus loin, saint Benoît explique qu’il préfère l’exemple de plusieurs doyens à l’autorité d’un unique prieur, dont il dit se méfier (chap. 65) : mais il admet que l’abbé puisse être dans l’obligation d’en nommer un, apparemment pour le seconder. Deux autres chapitres traitent encore du cellérier (chap. 31), et du portier (chap. 66) : le premier doit prendre soin des malades, des enfants, des hôtes et des pauvres, et veiller aux provisions, aux ustensiles et aux biens du monastère en général ; le second, de préférence un ancien, est chargé d’ouvrir la porte aux visiteurs. Tous deux peuvent éventuellement disposer d’aides. Enfin, de simples allusions sont faites à la présence d’un infirmier s’occupant des malades - dans un sens probablement plus direct que pour le cellérier (chap. 36), et à celle d’un préposé à l’hôtellerie (qui doit notamment garnir les lits des hôtes).
Dans la pratique des monastères médiévaux, le nombre de ces charges, devenues offices, a tôt fait de s’accroître. Mais à Tournus comme ailleurs, on ne les connaît le plus souvent qu’à travers les titulatures de moines cités en témoins de la rédaction d’un acte : aussi, leurs attributions sont rarement explicites. En revanche, la distinction entre « prior » et « decanus », déjà peu claire dans la Règle, a tendance à s’estomper, et le choix de l’un ou l’autre terme pour désigner ces fonctions, vient à dépendre surtout de critères régionaux242.
A l’abbaye Saint-Philibert en tous cas, il semble bien que la première place doive être réservée au prieur : cité d’abord en1096, ce dignitaire se fait appeler “ grand-prieur de Tournus ” en 1336. C’est sans doute qu’il faut le distinguer des prieurs nommés par l’abbé à la tête des monastères dépendants (on pourra dès lors, appeler ceux-ci des « prieurés ») ; dans certains actes, faute de précision, l’ambiguité n’est pas levée243.
Pour autant, l’office de doyen n’est ici pas tombé dans l’oubli. Il n’apparaît qu’en 1202, lorsque son détenteur abandonne un droit particulier, qu’il a depuis longtemps sur les habitants de la ville : mais cela signifie que sa charge est ancienne, et toujours définie. Il y a donc bien deux personnages différents au cloître, au moins jusqu’à l’aube du XIIIe s., qui se font appeler « prieur » et « doyen »244.
On citera les autres offices dans l’ordre de leur apparition dans les sources Tournusiennes. L’aumônier est mentionné en 1077. Selon Juénin, il doit délivrer aux pauvres passants « une demi-livre de pain et une bonne tasse de vin, et aux ecclésiastiques et religieux, quatre sous » ; pour J. Martin, cet usage est de rigueur jusqu’au XVIIe s. 245. On ignore l’origine de cette coutume précise, mais elle s’inscrit dans le rôle habituel de l’aumônier bénédictin. Le sacristain nous apparaît au même moment ; on l’imagine chargé de préparer et de maintenir ce qui est nécessaire au service divin246.
Le cellérier se rencontre plus fréquemment dans les textes, du moins à partir de la fin du XIIe s. En 1171, dans le jugement de Louis VII, il est présenté comme s’occupant de l’approvisionnement de la cuisine des moines : ce qui paraît conforme à la Règle 247.
Le chantre est connu en 1183 : probablement, il dirige le chant pour l’office dans l’église. Le chambrier est cité avant 1207, puis à nouveau au cours du XIIIe s. Bien que, selon H. Curé, il s’occupe, comme il est vraisemblable, « du dortoir, des chambres et de la lingerie », il n’apparaît en 1329 que pour son privilège de justice dans la ville de Tournus248. L’hôtelier est mentionné en 1232. L’ouvrier, qui devrait s’occuper des réparations et constructions des bâtiments, et le pitancier, qui selon H. Curé seconderait le cellérier pour la répartition des vivres, ne se révéleraient que fort tard, en 1342. Quant à l’infirmier, il n’est cité qu’en 1366249.
A cette liste, H. Curé ajoute unsous-prieur, susceptible de remplacer le prieur, et un réfecturier, qui s’occuperait des cuisines et du réfectoire ; mais nous n’en avons trouvé nulle trace avant la fin du XIVe s.250.
Enfin, Saint-Philibert n’échappe pas à la tendance, habituelle dans les monastères bénédictins, à la séparation des revenus des offices. Juénin suppose que la mense abbatiale s’est déjà détachée de la mense conventuelle avant la fin du XIIe s., mais nous n’en trouvons pas la preuve. Cependant, il semble que dès le XIIIe s., les différents offices bénéficient de revenus distincts251. Peu à peu, les officiers pèsent d’un plus grand poids au convent. Le passage du titre simple de « prieur » à celui de «grand prieur » dans la seconde moitié du XIIIe ou le début du XIVe s. traduit peut-être l’importance prise par ce personnage252, dans une période où l’abbé est de plus en plus fréquemment absent (c’est peut-être à ce moment-là qu’un « sous-prieur » vient le seconder ?).
En sens inverse, on assiste à une concentration des offices vers le milieu du XIVe s. En 1343, à la requête des moines, l’office de la pitancerie est uni à celui de l’ouvrerie ; en 1366, le grand-prieur Archambaud de Blesson est en même temps infirmier253. Ce mouvement est à mettre en rapport avec une baisse générale des effectifs du monastère.
Cf. DONNAT, L. (Dom) - « Les coutumes monastiques autour de l’an mil ». In : Religion et culture... , 1987, p. 17 et suiv.
JUENIN, Preuves , p. 135 : restitution otenue par Hugues Boschensus en 1096, venu dans le chœur de l’église de Tournus avec ses frères, “ domno Garino Priori et domno Gulferio procuratoribus praedictae ecclesiae ” ; p. 166 : “ trenorchiensis prior et conventus ” (1155) ; p. 244 : « Guilda Delmacii Prior major Trenorchiensis » (1336), par opposition à « Ademarus Genesii Prior humilis S. Porciani » (prieur de Saint-Pourçain) et à « Stephanus Auris humilis Prior de Turretis » (prieur de Tourettes, dans l’évêché de Die). Dans la « concorde entre les moines de Cluny et de Tournus » conclue en 1108, la mention d’un « Prior », n’est pas très claire : s’agit-il du prieur de Tournus ou de Loisy ? (JUENIN, Preuves , p.139-140).
Droit du doyen, de vendre le premier un boeuf à la boucherie : affranchissement de la main-morte pour les habitants de Tournus, JUENIN, Preuves , p. 182.
Certaines dépendances de Tournus sont peut-être aussi dirigées par des doyens (à l’instar des « doyennés clunisiens »?) : ainsi en 1108, il est question du « decanus de Campania », doyen de Champagne, petite dépendance de Saint-Philibert au Sud-Ouest de Tournus : JUENIN, Preuves , p. 139.
JUENIN, t. I, p. 352 ; MARTIN 1900. Mention en 1077 : « Bertranno Elemosinarii », (JUENIN, Preuves , p. 133).
Vers 1080 : « Wilelmo Sacristae » (JUENIN, Preuves , p. 134). Fin du XIVe s. : JUENIN, I, p. 255.
1171, jugement de Louis VII :« collecta quae in piscaria ad opus cellerarii coquinae fieri solet » (JUENIN, Preuves , p. 169). Autres citations en 1215 : traité entre le cellérier de l’abbaye et le chapelain de Saint André de Tournus (idem, p. 184) ; 1253 : union de la maison de Grevilli à l’office de célerier (idem, p. 210) ; 1281 : « Celerarius trenorchiensis » (idem, p. 219).
Chantre : JUENIN, I, p. 137. Chambrier : CURE 1905 (1984), p. 113. Avant 1207 : « Hugone Camerario Trenorchiensis » (JUENIN, Preuves , p. 183) ; 1232 : « H. Camerarium , et ... monachos trenorchienses » (idem, p. 193) ; et 1329 : le prévôt de Tournus dépend du « Chambarier » (idem, p. 243) - cf. infra, 3e partie, la ville en formation.
Hôtelier : 1232, « P. de Nanton Hostalarium monachos trenorchienses » (JUENIN, Preuves , p. 193). Juénin le signale également à la fin du XIVe s. (t. I, p. 255). Pitancier et ouvrier : JUENIN, I , p. 182, et255. Infirmier : 1366, JUENIN, I, p. 189.
CURE 1905 (1984), p. 113.
Le cas est avéré pour le doyen en 1202, lorsque les Tournusiens sont affranchis de la mainmorte (JUENIN, Preuves , p. 182), et pour le cellérier en 1215 (« accord entre le célerier de l’abbaïe et le chapelain de S.André » : JUENIN, Preuves , p. 184).
Juénin fait remarquer à juste titre, à propos d’un acte dressé en 1250 au nom de Guillaume prieur et du convent de Tournus : « il ne dit donc pas encore Grand Prieur » (JUENIN, I, p.160).
JUENIN, I, p. 182 et 189.