Conclusion sur l’abbaye au XIe s.

Le début du XIe s. procurait déjà une vision ample de l’abbaye Saint-Philibert, avec quelques éclairages précis offerts par des données de fouilles, sur des dipositions héritées de l’an mil, voire du Xe s. On devinait certes une église plus petite, et une cour centrale, sinon un cloître, plus étroite, encadrée par deux bâtiments d’une longueur proche du dispositif actuel ; elle était peut-être précédée d’une autre cour à l’ouest, fermée par ce portique en bois, ou du moins par cet espace couvert, dont nous avons fouillé l’angle sud-ouest, et où prenaient place des sépultures sans doute privilégiées. L’emprise générale du site était pratiquement celle des siècles suivants, le territoire environnant se trouvant parsemé d’oratoires secondaires, dont la petite chapelle Saint-Laurent, alors au milieu des jardins ou des vignes exploités par les moines, fournit le meilleur exemple. Déjà se dessinait, au-delà de la clôture, un paysage monastique.

Ce cadre étant posé, le siècle presque entier, des alentours de 1015 / 1020 aux premières années du XIIe s., met en œuvre une transformation capitale du monastère, lui imposant dans ses grandes lignes, la distribution des espaces et la physionomie générale qui nous sont parvenues. Protégés des puissants, bénéficiant de revenus confortables et de donations toujours plus nombreuses, les moines ont alors les moyens de ce programme ambitieux. Dans sa réalisation, dont nous avons détaillé chaque étape à travers l’église et le cloître, on observe les progrès des pratiques constructives, dans la succession de chantiers qui tâtonnent, innovent, s’organisent et rationalisent la mise en œuvre, employant tantôt la pierre de taille, puis le petit moëllon - un temps les deux à la fois - améliorant peu à peu le cintrage des arcs, ou expérimentant l’une après l’autre, les techniques de voûtement. Le décor architectural qui l’accompagne, et surtout la sculpture, peu abondante, mais notoire, a déjà servi de référence à plusieurs études d’histoire de l’art : sur ce point, notre analyse n’aura fait que préciser certains détails, sur des questions de datation essentiellement.

De fait, dès le début du siècle, c’est un projet novateur qui s’ébauche avec la reconstruction de la crypte, du chevet et du transept de l’église abbatiale, suscitée à quelques années près par l’incendie du sanctuaire en 1008 ou 1009, et sans doute à peine amorcée lors de la consécration de 1019. Il valorise la présentation des reliques, et permet une meilleure fluidité des circulations dans la crypte, sous le podium du chœur des moines. L’agrandissement de la nef à partir des années 1030, avec ses larges collatéraux et ses volumes baignés de lumière, illustre clairement l’attention portée au développement des pèlerinages, dans la continuité de ces préoccupations.

Mais le programme qui se met en place autour de 1030, poursuivi sans relâche pendant trois quarts de siècle, et dont l’éxécution progresse par tranches de construction horizontales, a plus d’ampleur encore. A la fin du siècle, cette restructuration d’ensemble confère aux nouveaux bâtiments des dimensions proches du Cluny d’Odilon (tel qu’il est décrit par le Liber tramitis... dans le second quart du siècle), ouvrant la place à une troupe de moines potentiellement aussi nombreuse, soit 70 à 100 religieux si l’on se réfère aux calculs de dom Hourlier - auxquels il faudrait ajouter presque autant de laïcs, hôtes, familiers ou dépendants562. Mais elle s’est effectuée dans le sens d’une rationalisation et d’une clarification de l’attribution des espaces.

Ainsi, le pôle occidental, où se sont amorcés les travaux de cette nouvelle vague, et dont les constructions ont été achevées avant le milieu du siècle, apparaît tourné vers le monde extérieur, à travers le double service des défunts et des laïcs. Sans doute, l’implantation de la « galilée » se fait-elle en ce sens. Edifice de transition à l’entrée de l’église abbatiale, ouverte aux laïcs, et bientôt à leur sépulture, celle-ci abriterait, selon B. Krüger, le lieu de célébration de la mémoire des défunts, dans une interprétation qui met l’accent sur l’influence de la réforme clunisienne. La réorganisation des zones d’inhumation qui l’accompagne, réservant peut-être déjà une aire orientale au cimetière des moines, s’accompagne d’ailleurs de l’abandon, dès les premières années de cette campagne, de l’espace de sépultures attesté au sud-ouest pour les environs de l’an mil. Celui-ci laisse la place à la cour d’entrée du monastère, visiblement agrandie elle aussi, pour desservir au moins le vaste cellier construit à neuf dès les années 1030 ou 1040. Entre ce lieu de stockage des provisions, et la galilée évocant le passage dans l’au-delà, la petite salle contemporaine du « locutorium », rarement préservée, mérite attention : à la fois parloir, à l’interface du monde laïc et de la clôture des moines, et probablement salle des aumônes, quand l’entretien des pauvres est étroitement associé dans le nouveau système clunisien, au culte de la mémoire des défunts, elle offre un pendant remarquable à la galilée sur laquelle elle ouvre directement, par un large portail. Dans l’ambiance fragile de la première moitié du XIe s, où la famine sait encore se faire menaçante, cette attention accrue au monde extérieur, aux laïcs, aux pauvres et aux défunts - et peut-être même, à l’approvisionnement de tous, à travers la reconstruction du cellier - prend évidemment une résonnance plus forte.

A l’opposé, le pôle oriental associé au sanctuaire, abordé dans un second temps, et terminé aux alentours de 1100, en même temps que le transept et le couvrement supérieur de la grande église, est, de manière classique depuis le IXe s., intégralement réservé aux moines, avec le cloître qui s’achève. Celui-ci est d’ailleurs bien fermé, puisque le passage qui pouvait subsister le long du chevet de l’église est supprimé, le nouveau bâtiment alignant sa façade interne sur celle du transept. Cette disposition permet d’ailleurs un accès direct au sanctuaire depuis l’étage du dortoir, grâce à un escalier astucieusement porté par une voûte à l’extrémité de l’aile, ce qui lui évite d’empièter sur l’espace intérieur du transept.

Peut-être est-ce là seulement le moment de l’apparition d’une salle du chapitre à Tournus - particulièrement grande, de surcroît. Faut-il y voir encore un trait d’influence clunisienne ? Elle s’accompagne en tout cas d’un local annexe apposé au transept, dont la rareté fait, en quelque sorte, pendant à celle du «locutorium » de l’aile ouest. Servant éventuellement de sacristie, ou plutôt de « trésor » ou de dépôt de livres associé au chapitre, cette pièce pourrait aussi avoir été utilisée comme lieu de sépulture.

Ce programme ambitieux reflète à l’évidence une réforme importante, sans doute initiée dans une ambiance clunisienne. Mais si l’achèvement des travaux est dû à l’énergique abbé Pierre 1er, mort en 1105, l’impulsion la plus forte, celle qui fixa l’ambition du projet aux alentours de 1030, et le mena à bien au-delà du milieu du siècle, est incontestablement due à l’abbé Ardain (mort en 1056).

Assurément, cette réforme est avant tout la sienne, et son association, dès son vivant, au Cluny d’Odilon, prend ici tout son sens - après celle de son prédécesseur Bernier, qui dut amorcer les travaux du sanctuaire autour de 1020. Falcon évoque d’ailleurs la réputation élogieuse qu’aurait obtenue Ardain par ses réalisations563. L’analyse archéologique des constructions qu’il a laissées illustre cette activité. Son entreprise de restauration est à l’image de la puissance de ce personnage, le seul abbé de Tournus en définitive, à avoir été retenu comme un saint564.

Notes
562.

HOURLIER 1962.

563.

« Hic vir quanta strenuitate sui memoriam posteris commendaverit, magis visibus prodit effectus, quam narratio manifestat auditui » (« Cet homme aura recommandé sa mémoire à ses successeurs par une telle activité, que les effets en sont encore plus visibles, que ce qu’on pourrait en raconter » ) :FALCON, chap. 47 (JUENIN, Preuves , p. 27 ; et POUPARDIN 1905, p. 103).

564.

Sur la « sainteté monastique » au XIe s., cf. VAUCHEZ 1989. Sur la sanctification de l’abbé Ardain au début du XIIe s., et sa signification par rapport au culte rendu à deux abbés du début du IXe s., Arnulf et Hibold, cf. supra, I. Le contexte historique, XIe-XIVe s. : 3.1. Un indéniable rayonnement spirituel, et notes 23 à 25.