Conclusion sur l’abbaye auX XIIe - XIIIe s.

Après la grande réorganisation du XIe s., la période qui va du début du XIIe s. au milieu du XIIIe, se caractérise à nouveau par l’abondance de ses réalisations, imprimant une marque durable au paysage monastique Tournusien. L’abbaye connaît alors son apogée, et cette activité est fille de sa prospérité, à une époque où elle bénéficie de la plus large autonomie, où ses possessions sont les plus nombreuses, et où sa seigneurie est la plus solidement ancrée. Dans le même temps, l’agrandissement du réfectoire au XIIe s., l’intense activité de la cuisine jusqu’au XIVe, la reconstruction du chapitre et l’élargissement de l’enclos au XIIIe, supposent le maintien d’effectifs importants : effectifs des moines, bien sûr, mais aussi, de tout ce monde qui gravite autour d’eux, à l’intérieur de la clôture.

La dynamique à l’œuvre faiblit à peine dans la seconde moitié du XIIe s., malgré les difficultés financières, sociales et politiques, qui nous sont connues par les textes : mais celles-ci relèvent plutôt d’une crise de croissance, d’un emballement de la machine, explicable entre autres, par l’effort fourni jusque vers 1160 dans l’architecture et le décor de l’abbaye - accompagné, nous le verrons, de la restauration de plusieurs églises extérieures dépendantes (infra, troisième partie : la ville en formation...). De grands programmes décoratifs sont poursuivis jusqu’à la fin du XIIe s., donnant même lieu à un chef d’œuvre, avec la mosaïque fouillée dans l’abbatiale. L’élan n’est pas brisé, et les travaux du second quart et du milieu du XIIIe s., auxquels nous avons voulu rendre toute leur place, montrent qu’il était prêt à renaître.

Pourtant, au contraire du XIe s., on n’observe pas dans ce siècle et demi, de restructuration fondamentale du monastère : on agrandit, on rénove, on embellit ; mais tout cela s’inscrit dans la continuité d’usages déjà établis. Même des éléments qui s’avèrent tangibles pour la première fois, comme les sépultures à l’intérieur de l’église au XIIIe s., par exemple, s’expliquent en fait par des réalisations de la période précédente : ils ne font sans doute que révéler une pratique plus ancienne. L’indice le plus fort d’une rénovation des usages pourrait être la mise en place de la mosaïque du sanctuaire de l’abbatiale, au cas où elle renverrait effectivement à une présentation nouvelle des reliques dans le chœur : mais une telle modification, si elle était démontrée, ne signifierait pas une réforme de l’ampleur de celle du XIe s.

Il n’empêche. Nous bénéficions tout de même, pour cette période des XIIe - XIIIe s., d’une vision plus complète du monastère. Bien sûr, l’abbatiale est plusieurs fois reprise, dans ses structures comme dans son décor intérieur ; l’aile méridionale est reconstruite, le cloître est complété en plusieurs fois ; le chapitre est restauré, et le cellier voûté. A travers ces bâtiments, plusieurs fonctions régulières gagnent à nos yeux leur première illustration : le réfectoire par exemple, accessible initialement depuis le cloître, avec sa loge du lecteur ; mais aussi la cuisine, dont nous pouvons détailler le fonctionnement sur la durée, avec ses quatre vastes cheminées, ses masses de cendres et ses déchets quotidiens - ainsi que le local annexe qu’elle réclame, rognant vraisemblablement sur l’entrée du réfectoire. Certains dispositifs ont presque été gommés par la présentation actuelle des lieux, et on peine à les identifier : tel ce local de distribution à l’autre extrémité du réfectoire, à la base de la petite tour accessible depuis le dortoir, que nous avons attribuée à l’abbé ; ou tout simplement, cette armoire murale du cloître, prise entre le chapitre et le portail de l’abbatiale.

Mais désormais, nous percevons mieux ce qui les entoure, en tout cas du côté ouest, où s’étend la cour d’entrée du monastère, théâtre d’une activité qu’on saisit plus vivante, jusqu’à l’enceinte où s’appuient deux nouveaux bâtiments successifs, de dimensions imposantes, d’accueil ou de service. La fortification d’entrée, la « grande porte des champs », leurs tours, le chemin de ronde et ses archères, acquièrent une réalité tangible dans leur état du XIIIe s. Au-delà, Saint-Laurent est encore restauré à deux reprises. Nous est aussi livrée matière à réflexion sur les circulations, ou sur un réseau hydraulique qui alimente le monastère grâce à des tuyaux de bois, collecte peut-être les eaux pluviales dans le cloître, évacue en tout cas les eaux usées vers le sud-est, par différents types de drains, faits de planches ou de dalles de pierre.

Il reste que les réalisations du XIIe s., jusque dans ses dernières décennies, sont à la pointe des techniques, des conceptions, et de la production artistique, de leur époque. Au-delà même du milieu Tournusien, la coupole et les parties hautes du chœur et de l’abside de l’église, le vaste réfectoire ou la cuisine monumentale à plan centré, s’inscrivent, par la hardiesse des projets, et par l’emploi de solutions statiques et esthétiques nouvelles, parmi les grandes réalisations de l’architecture monastique. En parallèle, dans le détail des pratiques constructives, on assiste à l’aboutissement des tendances observées à la fin du XIe s. : à travers les progrès décisifs de la rationalisation, mais aussi, à travers le soin porté à la mise en œuvre, jusque dans le détail des finitions. Il y a une recherche indéniable de qualité dans le calibrage des moëllons, la régularité des tailles et la découpe des claveaux, dans le réglage des assises, la finesse des joints et la régularité des appareils, comme dans la géométrie des constructions. Le décor ne mérite pas moins attention, entre effets architectoniques, foisonnement des sculptures, peintures murales et pavement de mosaïque.

Au XIIIe s., la dynamique demeure incontestable, en particulier sous l’impulsion de l’abbé Bérard (1223 - 1245) ; et la qualité des réalisations, le renouvellement des décors peints, conservés en plus grand nombre, confirment la richesse du monastère. Dans les restaurations de l’église, du cloître et du chapitre, l’introduction du style gothique est révélatrice de son époque : mais elle présente moins un caractère novateur, à l’intérieur du milieu bourguignon par exemple. Parallèlement, les pratiques constructives conservent beaucoup des traits du XIIe s. - en dehors de l’utilisation nouvelle de la bretture, généralisée en France au début du XIIIe s. Mais les maçonneries courantes, où la dimension des blocs tend à s’accroître et les joints à s’épaissir, emploient une pierre souvent plus médiocre - alors que les décors architectoniques, des ouvertures ou des nervures, font bien l’objet de tous les soins.

En définitive, pour toute cette période d’un siècle et demi, on est frappé par la force qui se dégage de ces architectures monumentales, par le foisonnement et la richesse des nouveaux décors. L’abbaye, au faîte de sa puissance, se donne plus que jamais en représentation, à elle-même autant qu’à l’extérieur. Quoi de plus significatif à ce propos, que la multiplication des tours, précisément dans cette période ? Les deux grands clochers de l’abbatiale, la tour rectangulaire qui domine le cloître au sud-est, ou les deux grosses tours rondes qui encadrent la « porte des champs », formant l’entrée du monastère : toutes sont fortement chargées de sens. L’autorité de Dieu s’affiche avec éclat, mais aussi celle des hommes : de l’abbé sur ses moines, et de la communauté, sur ses dépendants et sur tout son environnement. Indifférent à la pression des évêques après 1121, et encore peu menacé par l’autorité des princes jusqu’au milieu du XIIIe s., le monastère affirme sa place dans le monde.