1.3.3. Fin XIIe-XIVe s. : derrière les conflits avortés, la prise de conscience d’une identité collective

Les tumultes de la fin du XIIe s. illustrent sans doute cette évolution. Les bourgeois de Tournus fomentent une commune, réclamant à l’abbé l’abolition d’un certain nombre de coutumes. La situation affaiblie du monastère, accablé de dettes dans les années 1160, favorise probablement le conflit (attisé, à en croire J. Garnier, par le comte de Chalon, qui espère peut-être recouvrer sur Tournus quelque autorité au dépens des moines832). C’est l’intervention directe du roi Louis VII qui y met fin en 1171 : son jugement confirme les coutumes, il aménage tout juste la taille, et interdit toute commune ou assemblée jurée sans l’autorisation de l’abbé833. Les bourgeois ne s’en satisfont pas pour autant, et un autre jugement est encore nécessaire en 1176, avec cette fois l’intervention d’envoyés du roi, mais aussi du duc et de l’évêque de Mâcon834.

Ce n’est qu’en 1202, que les bourgeois obtiennent une concession importante avec l’abrogation de la main-morte, coutume ressentie comme humiliante, assortie de quelques autres aménagements. Les conditions du rachat sont assez avantageuses pour les moines, qui récupèrent en échange plusieurs autres droits, et substituent à la main-morte un cens proportionnel : au total, il semble un peu abusif de parler, comme les auteurs modernes, d’un « affranchissement des habitants de Tournus » (on reviendra sur le détail des droits et coutumes, ci-après, 2.1. Le poids des droits seigneuriaux).

Cette concession ne résout pas tous les problèmes, et les tensions renaissent, parfois très violentes comme en 1256-1258, où le meurtre de deux bourgeois par les moines, après que les habitants eurent levé des impositions au nom de la ville, vaut au monastère un arrêt du Parlement de Paris, qui entérine désormais l’intervention du roi dans la justice des bourgeois835. Elles réapparaissent dans le climat incertain de la guerre de Cent ans, à partir de 1360, à propos des murailles urbaines, et avec la volonté des habitants d’élire des représentants. Finalement, après deux arrêts du Parlement de Paris favorables aux habitants, en 1382 et 1384, ceux-ci sont condamnés à verser une somme importante au monastère en 1396. Dans la même période, on voit ressurgir curieusement le problème de la main-morte : un texte du procès de 1381-1384 prétend en étendre les conditions d’application !836. A cela s’ajoutent les brutalités de l’abbé Aymon de Corgenon au tournant du XVe s., qui n’hésite pas à rançonner ses propres bourgeois.

Les conflits entre les Tournusiens et le monastère persistent en fait durant tout le XVe s. : d’une manière générale, il y a crispation de part et d’autre à la fin du moyen âge - en particulier sur des questions symboliques comme celle des fortifications (garde des clefs de la ville, puis après 1360, droit d’apposer sur les portes des panonceaux aux armes du roi)837. Et de plus en plus souvent à partir de la fin du XIIIe s., des autorités extérieures s’en mêlent : le roi lui-même ou son bailli de Mâcon, le Parlement de Paris ou même, plus tard, le duc de Bourgogne.

Notes
832.

GARNIER-CHAMPEAUX 1918 : vol. 1, introduction, p. 139. Sur ces questions, cf. aussi AUMONIER 1970, ouBRACCONI 1977, p. 48 et 55.

833.

JUENIN, Preuves , p. 169 (Jugement de Louis VII pour Tournus).

834.

Duby 1953 (1988), p. 450 : Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, formé par A. Bernard et publié par A. Bruel. Paris : ministère de l’Instruction publique - Imprimere nationale, 1876-1903 : t. 5 (1091 - 1210) : n° 4256 (1176) : « Charta qua Hugo, dux Burgundiae, notum facit concordiam inter Abbatem et burgenses trinorcienses factam ».

835.

JUENIN, I, p. 211, et JEANTON 1905 : « Droits seigneuriaux de l’abbaye », p. 77 - 83 : p. 82, d’après Olim , t. I (1254 - 1273), p. 6, n° III (1256) ; et Olim , t. I, p. 445, n° XXIII (1257).

836.

A. Tour. FF/2, 1381-84.

837.

Sur ces questions, cf. Duby 1953 (88), p. 310, 445, 450, 454-455 ; AUMONIER 1970 / BRACCONI 1977.